31.10.08

Le soleil des Scorta – Laurent Gaudé

Ce qui étonne avec Gaudé, c’est sa remarquable capacité à se renouveler d’un roman à l’autre tout en conservant une qualité narrative et d’écriture à tous points admirable.

Dans ce roman paru en 2004, après le succès de «La Mort du Roi Tsongor » que nous avons encensé dans Cetalir, l’auteur fait montre d’un amour sincère pour les personnages qu’il met en scène au cœur d’un petit village des Pouilles, cette région d’Italie du Sud brûlée par le soleil et où l’olivier comptre presque plus que la vie des hommes.

La postface nous renseigne pour une fois utilement sur les raisons de cet amour sincère et inhabituel qui transpire véritablement à chaque page de l’auteur pour chacun de ces personnages, simples, rudes, essentiels. Il y a là une expression de l’amour pour une région d’origine familiale et dont la vie d’autrefois, ses traditions et sa rudesse sont fabuleusement rendues dans ce joli roman.

Nous retrouvons, un peu, deux des thèmes d’autres romans de Gaudé. Comme dans « La mort du roi Tsongor », nous plongeons ici dans la grande saga familiale puisque nous allons participer à la naissance d’un nom, celui des Scorta, et assister à son enracinement régional sur une période allant de 1875 à nos jours.

Le thème du passeur d’êtres qui n’ont plus rien à perdre est également superficiellement abordé, même s’il donne en soi les plus belles pages de ce roman avant que de servir de trame essentielle à « Eldorado » qui paraîtra l’année suivante.

Les Scorta c’est le résultat d’un quasi viol d’une vieille fille prise pour une autre et un brigand, à peine libéré de quinze ans d’emprisonnement pour brigandage. Pour paraphraser Gaudé, la lignée naquit « D’une erreur. D’un malentendu. D’un père vaurien, assassiné deux heures après son étreinte, et d’une vieille fille qui s’ouvrait à un homme pour la première fois. » (p29).

L’enracinement de la famille qui va naître ainsi ne pourra se faire que grâce à l’amour profond pour cette terre brûlée par le soleil et par la fuite dans un travail harassant, autour du petit tabac local que les quatre frères et sœurs de la génération suivante vont lancer. Un lancement rendu possible par l’argent ramené d’un bref exil new-yorkais, à la fois gloire et honte familiales, et par l’emprunt.

Les Scorta parlent peu mais ils sont liés par un pacte : celui de transmettre, juste avant de mourir, à un membre de la génération suivante, la seule chose qu’ils auront appris de la vie.

C’est cette tradition qui forgera la famille et la soudera face aux multiples épreuves de la vie.

Il y a beaucoup de souffrances et de simples joies dans ce beau roman qui, comme souvent avec Gaudé, met à profit une langue dépouillée pour rendre immédiats les sentiments évoqués.

Toute l’Italie du Sud est présente : le rôle de l’Eglise et des saints locaux, le sens de la famille, la méfiance des autorités locales, le brigandage, l’exil, le soleil écrasant, la mer, source de revenus légaux et illicites, l’importance de la mère, Miuccia, qui raconte, pendant qu’il est encore temps, la saga familiale, avant de mourir dramatiquement.

C’est probablement le roman par lequel nous vous recommanderions de découvrir Gaudé si ce n’est pas encore fait.

Il en émane une force tranquille et une maîtrise littéraire époustouflantes.

Publié aux Editions Actes Sud – 247 pages

24.10.08

Le rire de l’ogre – Pierre Péju

Fort d’un grand succès de librairie, récompensé du Prix Inter en 2003 avec « La petite Chartreuse », Pierre Péju s’est sans doute embarqué dans une aventure qui le dépasse avec son dernier roman « Le rire de l’Ogre ».

Pourtant, le roman démarre sur les chapeaux de roue et l’on se dit que l’on tient un bel et bon ouvrage, de ceux que, une fois commencés, on ne peut plus lâcher. Il se dégage une force émotionnelle et narrative certaine dans toute la première partie où nous voyons évoluer deux histoires, dans deux mondes.

Celui de la seconde guerre mondiale et de la folie meurtrière la plus sauvage qui s’exprime sans limites en plein cœur de l’Ukraine, juste avant l’enlisement de la Wehrmacht devant Stalingrad. Les doutes des deux officiers, l’un « Oberlieutenant » et l’autre, médecin militaire, sont rendus avec une vérité saississante face aux massacres de civils juifs qui se perpétuent sous leurs yeux et auxquels ils n’ont d’autres solutions, obéissance militaire oblige, que de prêter un concours indirect.

Une épreuve illustrant le « Rire de l’ogre », celui de la folie humaine capable des pires atrocités, des meurtres froids et gratuits d’enfants innocents, et dont ils ne se remettront jamais complètement. Une épreuve qui, pour être partiellement surmontée, une fois la paix revenue, conduira à deux stratégies : celle de la folie meurtrière ou celle d’un relatif isolement social.

L’autre monde mis en scène nous emmène en plein cœur de la Bavière, au début des années soixante, où un jeune adolescent, Paul Marlau, qui va devenir le personnage central et narrateur de toute la suite du roman, se trouve envoyé auprès d’un correspondant allemand. Histoire d’en apprendre la langue et de marquer, à titre individuel, la réconciliation franco-allemande. Il y découvrira la fille du médecin militaire, Clara Lafontaine, dont il croisera régulièrement la route tout au long de sa vie. Comme lui, elle cherche dans l’art, lui avec le dessin, elle par la photographie, le moyen de fixer à jamais les chemins tortueux des âmes.

Les doutes de l’adolescence, la découverte des premiers émois, la difficulté à être aux autres quand on a une âme d’artiste et que l’on parle mal la langue du pays d’accueil sont là aussi joliment rendus.

Mais le roman bascule du mauvais côté dans sa deuxième partie qui occupe près de soixante pour cent du récit.

Nous voici transportés quelques années plus tard, en France. Pierre Péju va alors tenter de se débattre avec les personnages mis en scène dans la première partie et de nouveaux individus, tous à forts caractères.

A vouloir rendre compte pêle-mêle, des évènements de mai 68, des complots ourdis à l’ombre de la sale guerre d’Algérie, de la puissance évocatrice d’un professeur de philosophie dans lequel les jeunes adolescents parisiens cherchent à voir un maître qui se refuse à eux, à vouloir nous lancer dans la puissance évocatrice que porte en elle la sculpture, pour illustrer au plan figuratif de multiples formes du « Rire de l’Ogre », Paul Péju sombre rapidement… Le roman s’enlise en prenant de multiples directions dont aucune ne mène quelque part.

L’auteur ne maîtrise plus les personnages qu’il a mis en scène : ils sont trop forts pour lui et l’entraînent dans un monde dont les règles et les contours sont ceux du roman, plus ceux de l’auteur.

Nous sommes vite perdus dans des conjectures philsophiques de bas étages où Péju tente, désespérément, de s’en sortir par des formules à l’emporte-pièce, ce qui ne fait qu’accentuer le naufrage du roman.

On se prend alors à rester à la surface du récit, un rien verbeux et totalement déconnecté de toute émotion.

Il est évident que les parti-pris de complexité narrative, en faisant se chevaucher des époques différentes où les personnages se croisent à certains moment clés, combinés à une volonté de ne mettre en scène que des caractères forts, sans nuances, ne sont absolument pas maîtrisés par l’auteur.

Alors, la hâte d’en finir se fait jour. Seul le dernier court chapitre évite de terminer sur d’éternels regrets. Il ne suffira cependant pas à sauver ce roman qui n’aurait jamais dû être publié en l’état.

Publié aux Editions Gallimard – 308 pages

17.10.08

La disparition de Richard Taylor – Arnaud Cathrine

Pourquoi regrette-t-on, après avoir refermé ce roman atypique, l’exploitation du thème qui en a été faite ? Il y a un je ne sais quoi d’inachevé, une bonne idée qui n’est pas allée jusqu’au bout sans doute à cause de la multiplicité des personnages qui amènent à avoir une vision superficielle de ce qui se passe… Cest le charme mais la limite de ce roman assez intéressant au demeurant.

Richard Taylor est un trentenaire qui s’endort dans sa vie. Un bon boulot à la BBC, marié à une femme gentille mais sans intérêt, tout nouvellement père d’une petite fille et heureux ( ?) propriétaire d’un gentillet appartement de soixante mètres carrés à Brighton.

Son couple sombre, sans y prendre garde, dans la routine matérialisée par une absence de rapports sexuels et des soirées passeés côte à côte sans rien se dire. Une absence soudainement et cruellement révélée par une nouvelle voisine, célibataire, et qui se livre à des séances bruyantes de masturbation, juste derrière la cloison mal isolée de la chambre conjugale.

C’est le révélateur pour Richard Taylor qui, du jour au lendemain, sans prévénir, va disparaître de la vie de sa femme Susan et des siens. Il enverra une lettre décousue à sa mère et ses sœurs, qu’il déteste, pour régler des comptes qui, en fait, resteront ouverts.

L’intérêt du livre réside indéniablement dans la vision de lui qu’ont alors les diverses femmes qui comptent pour Richard Taylor.

Pas son épouse, femme sans intérêt et dont nous n’apprendrons presque rien. Mais les femmes rencontrées, quelques heures, quelques jours, quelques semaines. C’est elles qui vont nous montrer Taylor sous ses diverses facettes et mettre à nu la crise identitaire de cet homme en rupture de banc.

Un homme qui éprouvera le besoin de s’ancrer dans les divers univers féminins, ceux des femmes qui peuvent aimer sans l’être réellement en retour, ceux des hommes qui se prennent pour des femmes et qui vont voir en Richard un hâvre de tentation. Une tentation sans retour cependant.

Le roman aurait pu être glauque. Il ne l’est pas. Il est sombre, comme le désespoir qui s’empare de Richard, comme son incapacité à se reconstruire, comme sa déchéance morale, physique et psychologique. Finalement, nous ne saurons pas vraiment qui est Richard Taylor, ce qui l’anime, ce qui l’émeut. Il restera une forme de mystère pour les femmes qui parlent de lui et pour nous, lecteurs.

Le livre laisse ouvert d’ailleurs tout futur, comme s’il appartenait à Richard de se prendre en main et de repartir, faisant fi de ce qu’il a pu/su inspirer aux autres.

Un livre à découvrir, malgré ses imperfections. Pas un grand roman, mais un assez bon ouvrage tout de même.

Publié aux Editions Verticales – 195 pages

13.10.08

L’affaire Jane Eyre – Jasper Fforde

Imaginez un instant que ce qui gouverne le monde d’un futur proche soit la Littérature. A tel point que des sectes se constituent pour décider qui, des Shakespeariens ou des Byronniens, l’emporte sur l’autre, que des automates postés dans les lieux publics récitent à la demande des morceaux choisis des meilleures pièces de Shakespeare et que des Brigades Spéciales, les Literatec, soient constituées pour traquer le grand banditisme littéraire.

Un grand banditisme qui vise à s’emparer de manuscrits originaux pour les modifier et les revendre, imités à la perfection, sous le manteau. Pour créer de pseudo-originaux reprenant le style, la structure syntaxique, le vocabulaire habituels des grands auteurs classiques.

Jasper Fforde nous entraîne avec une imagination et un humour décapants dans un monde totalement fou, un monde coincé dans une guerre qui dure depuis cent trente ans et qui opposent Russes et Anglais pour un bout de presqu’île perdu en Crimée.

Une guerre qui pourrait tourner définitivement au profit des Anglais si certains secrets de fabrication d’une arme définitive, sans riposte mais non atomique, étaient définitivement découverts. Des secrets qui existent dans le futur et qui pourraient être découverts par anticipation grâce à une machine à ouvrir le temps littéraire. Une machine devenue un enjeu crucial d’une lutte sans merci.

Mais c’est sans compter sur le terroriste Hadès, génie, ex-professeur de littérature, séducteur, capable de se rendre maître des cerveaux les plus faibles, meurtrier sans scrupules pour s’emparer de ce qui le rendra immortel : un manuscrit original. Inrepérable, invisible aux caméras, résistants aux balles, il se joue avec sarcasme de tous ses poursuivants.

Le manuscrit, ce sera celui du roman de Charlotte Brontë, « Jane Eyre », doù le titre du roman, qui va donner lieu à une empoignade où tous les coups sont permis entre les services spéciaux anglais, les services secrets paramilitaires, la société des protecteurs de Brontë et Thursday Next, inspectrice Literatec qui eut Hades comme professeur.

A partir de là, Fforde dévoile un talent impressionnant pour concocter une trame narrative brillante, soutenue, pleine de rebondissements. Un univers dans lequel les romans écrits dans le passé peuvent être modifiés grâce à une ingénieuse machine combinée à des vers capables d’agencer des synonymes ou de combiner de nouvelles phrases. Un univers où le temps se dissout et se fracture et où les personnages romanesques du XIXe siècle ont leur propre vie, leurs propres émotions, leurs propres désirs capables d’influencer notre vie à distance comme la technologie envisagée dans ce roman délirant sait le rendre possible dans l’autre sens.

Un univers où la loyauté continue à avoir un sens et où le courage se voit récompensé malgré l’adversité.

Nous assistons admiratifs au dialogue entre les personnages de ce roman inclassable et ceux de Brontë ou du poète William Wordsworth (quel beau nom pour un poète !), jusqu’à la réécriture partielle d’un des chefs-d’œuvre de Brontë en vue d’offrir une fin plus « happy end » et moderne que l’originale.

Il ne faut pas chercher le probable ou le réaliste : nous nageons en pleine techno-fiction dans un monde dont les limites physiques ont été repoussées et où se déplacer à travers le temps n’est pas si inhabituel que cela.

L’inspectrice Thursday Next aura bien du fil à retordre pour tenter de venir à bout de Hadès et devra passer par de multiples épreuves, dans ce monde réel et dans d’autres, pour mieux se connaître elle-même et venir à bout de ses propres démons.

Tout aussi génial, imaginatif et délirant qu’un Dune, qu’un Tolkien, que les Fourmis mais d’un genre à part.

A ne surtout pas rater !

Publié aux Editions Fleuve Noir – 389 pages

4.10.08

La ville au bord du fleuve immobile – Eduardo Mallea

Eduardo Mallea est un des écrivains argentins majeurs, si ce n’est l’écrivain argentin de référence. Né en 1903, mort en 1982, « La ville au bord du fleuve tranquille » fut rédigé entre 1935 et 1936. On y sent la guerre poindre et la ville brille de ses derniers feux illusoires.

A la fois roman et succession de nouvelles, « La ville au bord du fleuve immobile » met en scène soixante trois personnages, sombres, solitaires, amers.

Ce livre est une composition musicale austère et exigeante pour dire l’impossibilité d’aimer durablement, l’impossibilité à être deux, à s’ouvrir à exister en fonction de l’autre. La force de cet ouvrage est en outre d’étudier ce qui semble constituer un axiome incontournable pour l’auteur, tant du point de vue masculin (principalement) que féminin.

Nul sexe ne peut trouver grâce aux yeux de l’autre et ce point de vue est décortiqué avec une froideur qui fait peur et semble condamner toute passion, tout sentiment, toute affection à une tombe humide et sombre.

Quelles que soient leurs conditions, leurs statuts, leurs passés, les personnages de Mallea sont condamnés d’avance à poursuivre leur chemin sur le bas-côté. Privés d’amour, délaissés, ils cheminent en silence pour parfaire les raisons qui feront d’eux les mal-aimés auxquels ils se condamnent seuls.

L’essentiel de ces nouvelles se déroule de nuit, dans les divers quartiers de Buenos-Aires, souvent autour d’une table et de quelques alcools qui désinhibent. L’écriture y est exigeante mais admirable : lire d’une traite ce recueil serait une erreur car l’accumulation de désespérance pourrait inviter à se détourner d’un ouvrage majeur.

A déguster de préférence en parallèle d’une autre lecture et à méditer.

Un livre que tout amateur de littérature se doit de découvrir.

Publié aux Editions Autrement – 268 pages