27.3.09

Dans le scriptorium – Paul Auster

Passé maître dans les récits au bord de l’étrange, à la lisière du monde réel et de nos inconscients, Paul Auster signe ici ce qui constitue pour moi son chef-d’œuvre absolu. Certes, je suis un admirateur inconditionnel de cet auteur américain, contemporain de génie et j’ai absolument tout lu de lui, même si vous n’en trouverez pas (encore ?) les notes de lecture dans Cetalir. Mais, honnêtement, « Dans le scriptorium » est un véritable chef-d’œuvre.

Auster a choisi de recentrer le plus possible son récit et réalise ainsi un tour de force littéraire. Maîtrisant ses classiques, une unité de temps, de lieu et d’action est aussitôt mise en œuvre.

Unité de lieu car, en quelques mots qui posent tout de suite l’essentiel et distillent un léger parfum d’angoisse, nous comprenons que l’action va se dérouler dans une pièce apparemment fermée à clos. Où sommes-nous : les murs lisses et blancs, la présence d’une fenêtre au lourd volet rabattu peuvent laisser à penser que nous nous trouvons dans un hôpital. Ou bien une prison moderne, à la cellule suffisamment spacieuse pour contenir un bureau, un siège roulant et une salle de bain privative. Une prison peut-être car on n’aperçoit apparemment ni porte, ni placard. Dans tous les cas, une photographie est prise toutes les secondes et tous les sons sont enregistrés. Il y a du « Cube » dans l’air…

Tout le récit va se dérouler entre ces murs à l’intérieur desquels se tient un vieil homme, dont nous ne connaissons pas l’âge, mais savons, par déduction et remarques d’intervenants successifs, qu’il est très vieux. Par convention, ce Monsieur sera appelé Mr Blank, muré dans une cellule blanche et habillé de la tête aux pieds en blanc par une garde-malade amoureuse et totalement dévouée. Tellement dévouée qu’elle n’hésitera pas à se prêter à certains jeux érotiques sur ce vieillard que la mémoire fuit, ce qui accentue encore l’impression de malaise qui se dégage au fil des pages. Sommes-nous dans le monde réel ou dans l’imaginaire de ce malade ?

Unité de temps puisque tout se déroule sur quelques heures, du lever matinal, à la toilette, au repas de midi et jusqu’à l’heure venue de se coucher.

Unité d’action car un nombre limité de personnages va à tour de rôle surgir dans cette cellule sans que Mr Blank ne sache trop bien comment ils y sont entrés pour tous gentiment prendre soin de lui. Compulsivement, pour chercher un sens, il notera leurs noms pour ne pas les oublier. Sans doute une forme de réhabilitation posthume, comme nous le comprendrons plus tard.

Mais pourquoi lui fait-on prendre des cachets qui lui font perdre la mémoire et l’équilibre ? Pourquoi ressent-il un terrible et diffus sentiment de culpabilité ? Qui sont ces fantômes qui le hantent sitôt qu’ils ferment les yeux et qui semblent réclamer justice ?

Et puis, pourquoi chaque objet est-il méticuleusement étiqueté de son nom commun. Ne saurait-il plus reconnaître une table d’une chaise, une lampe d’un mur ? Pourquoi soudainement sans qu’il se soit rendu compte de rien, les étiquettes auront-elles été déplacées semant un désordre syntaxique dans ce qui est assurément un scriptorium.

Un scriptorium où ont été déposés quelques manuscrits dont on ne sait s’ils sont réels ou factices, mais leur simple existence littéraire suffit à les rendre réels. Des manuscrits que Mr Blank va devoir lire. Des manuscrits qui s’arrêtent brutalement et dont il faut imaginer la ou les suites possibles. Cela fait partie de la thérapeutique de Mr Blank. Car nous comprenons progressivement que Mr Blank est en soin, à sa demande. Qu’il suit un protocole spécial. Mais nous ignorons tout du mal.

Avec lenteur, Paul Auster nous fait descendre au fond de l’inconscient de Mr Blank dont nous allons découvrir qu’il fut un grand écrivain américain.

S’il est interné dans cette cellule et réduit physiquement, c’est qu’il a des comptes à rendre. Avec tous les personnages de ses livres, ceux qu’il a aimés, soit qu’il a choyés, ceux qu’il a sacrifiés et il semble que les victimes soient innombrables et en colère. C’est cette colère qu’il doit affronter.

En mêlant au récit descriptif un autre récit, jamais achevé d’un improbable John Trause, et que Mr Blank va devoir, à titre thérapeutique conduire à un terme potentiel sans être toutefois autorisé à jamais l’écrire, on observe, fasciné, les mécanismes de l’écriture, les voies étroites parfois empruntées, les doutes et les retours quand il n’y a pas d’issue solide. Par la violence du récit en question, on conçoit la quantité de victimes qui hantent spectralement l’esprit de Mr Blank, maître écrivain.

Le tout forme un livre d’une rare intelligence, un de ces grands bouquins qui vous marquent à jamais en questionnant la responsabilité de celles et ceux qui donnent et retirent vie à des personnages. Enfin, le roman putatif de Trause mettant symboliquement en scène les massacres inhérents à la construction des Etats-Unis, c’est aussi au rôle traumatisant que ce grand pays a causé et continue de causer sur ses populations et son écosystème que Paul Auster s’attaque.

Le tout servi par une écriture éblouissante d’un génie au sommet de son art ! Magique.

Publié chez Actes Sud – 147 pages