29.1.10

Et que le vaste monde poursuive sa course folle – Colum McCann


Le 7 août 1974, un certain Philippe Petit réalise son rêve. Lancé sur un câble d’acier tendu entre les deux tours du World Trade Center en voie d’être achevé, il s’adonne à des figures de plus en plus gracieuses au-dessus du vide sous les yeux ébahis des New-Yorkais qui sortent de la bouche de métro toute proche. C’est sur cette anecdote historique que s’ouvre le dernier roman fascinant et majestueux de Colum McCann.

Sans transition, nous franchissons l’Atlantique pour entrer dans l’intimité d’une famille pauvre et austère d’un Dublin qui n’a pas encore connu le rythme effréné de développement économique et urbain qui serait le sien une vingtaine d’années plus tard. Ce sont deux frères que tout semble opposer dont nous allons suivre le destin et la vie et qu’il nous est donné d’approcher à grands traits. L’un semble tourmenté, fasciné par la pauvreté et le catholicisme, révolté et quasi incontrôlable. Il deviendra prêtre ouvrier dans les quartiers les plus malfamés du Bronx. L’autre, plus jeune, paraît posé, équilibré et ne comprend pas les emportements du premier. Il finira bientôt par tenter l’aventure à New-York en squattant chez son frère et en découvrant ce que l’Amérique a de plus glauque, de plus révoltant dans sa capacité à fabriquer de la violence et de l’exclusion.

A partir de cette base, l’auteur va faire surgir une cohorte de personnages à qui un chapitre sera individuellement dédié. Tous ces personnages ont en commun d’avoir vu ou entendu parler du funambule qui fut arrêté par la police sitôt son exploit achevé. Ce point commun devient le prétexte à fabriquer un lien, plus ou moins ténu, souvent fort, direct ou indirect, entre chacun d’eux et un ou plusieurs des autres. Chacun d’eux est issu d’une classe sociale particulière et illustre avec force et brio ce que la société américaine, en plein désarroi, qui assiste à l’effondrement de son président pour cause de Watergate avant de plonger dans l’une des graves crises économiques de son histoire, est capable de secréter.

On y découvre les prostituées, droguées jusqu’aux yeux, exploitées et maltraitées par leurs souteneurs, à la merci des rafles policières régulières et auxquelles le prêtre irlandais tente d’apporter un semblant de lien social et humain. On y côtoie aussi l’émigrée sud-américaine qui dut abandonner ses études de médecine pour devenir une infirmière au service des petits vieux délaissés mais disposant d’assez d’argent pour ne pas être oubliés de tous. La mère de famille, dépressive et paumée depuis qu’elle a perdu son fils unique au Vietnam et qui tente de se reconstruire en prenant d’improbables thés avec d’autres mères qui jalousent son statut social. Le juge, son époux, qui cache son désespoir et ses regrets professionnels et à qui il incombera de trouver une sentence originale pour le funambule, susceptible de favoriser sa carrière. Le couple d’artistes marginaux, en rupture de ban, brûlant la vie par les deux bouts et qui auront, malgré eux, un rôle fatal à jouer vis-à-vis du prêtre ouvrier. Et bien d’autres encore, tous à la dérive, tous à la recherche d’un sens à donner dans une Amérique qui, déjà, donne les clairs signaux d’effondrement et de perte d’idéal.

Ils forment une chaine, sans le savoir. Par ricochets, ils influencent plus ou moins fortement le destin d’un ou plusieurs membres d'un ensemble chaotique et disparate. Ils forment aussi et surtout la chaine sociale d’une Amérique contrastée et qui fabrique plus d’exclus et de malheureux que n’importe quelle autre société au monde sous des apparences trompeuses de « welfare ».

On sort bouleversé et marqué par la force de ce livre admirable, profondément original et humain.

Publié aux Editions Belfond – 2009 – 436 pages