1.4.10

Terre des oublis – Duong Thu Huong


« Terre des oublis » est un livre étonnamment fort tant sa charge émotionnelle est élevée. Rares sont les ouvrages qui, une fois refermés, continuent de vous hanter au point de vous empêcher d’entamer le nouveau roman qui vous attend. Il m’aura fallu 48 heures de décompression pour me laisser déshabiter de ce livre extraordinaire.

L’impact est d’autant plus fort que la langue est d’une grande simplicité. Mais c’est une langue qui entoure le lecteur, le plonge dans la luxuriance de la jungle vietnamienne, l’horreur des scènes de carnage d’une guerre d’indépendance atroce avant que de retourner à un érotisme sensible qui constitue une composante fondamentale de l’ouvrage. Bref, c’est l’histoire du Vietnam moderne qui nous est contée dans cette saga personnelle. Un Vietnam qui fut déchiré par une guerre fratricide avant que d’être broyé par un communisme aveugle et stupide au point de s’immiscer dans la vie intime de tout un chacun en poussant des jeunes femmes à épouser des vétérans de guerre grabataires, infirmes et défigurés par obligation citoyenne et pression socilae. Un Vietnam où le poids des traditions va obliger à des sacrifices sordides et inhumains parce que la loi, non écrite, l’exige et parce que la peur de résister, de s’opposer aux autres, d’assumer le choix de cœur et non celui d’une raison déraisonnable est le ressort qui gouverne.

Miên est une jeune femme mariée à Hoan, un homme plus âgé qu’elle de sept ans, tendre et travailleur, à la tête d’une prospère exploitation, dont elle a un enfant. Sa vie se déroule jusqu’ici dans la sérénité. Ce tableau idyllique va s’effondrer avec le retour inattendu de Bôn, son premier mari, officiellement déclaré mort, tombé sur le champ d’honneur de longues années plus tôt.

Parce que Bôn la désire et alors qu’il n’est plus qu’un être décharné, souffreteux et enlaidi par une guerre qui l’a vidé de tout souffle, Miên va devoir abandonner tout ce qui compte pour elle : son mari aimant, sa maison luxueuse et surtout son fils chéri. Parce que la tradition exige le retour vers ce premier mari malgré tous les actes officiels qui justifieraient du contraire.

Commence pour elle une vie de calvaire, avec un homme qu’elle n’aime plus et qu’elle va se mettre à détester, dans une cahute sordide en proie à une horde familiale de gueux bestiaux où règne la faim. Un homme qui n’est plus bon à rien, obsédé par l’idée de la posséder charnellement en dépit d’une impuissance répétée.

En alternant les chapitres entre le temps présent et le monde passé, nous allons suivre le cheminement personnel de chacun des membres de ce trio dramatique. Nous comprenons qui ils sont et ont été, les épreuves terribles par lesquelles Bôn a du passer au point de devenir un zombi au sortir d’une guerre implacable, et aussi, partager leurs pensées intimes sur le désespoir qui habite chacun d’eux dans un présent qui ôte toute raison de vivre. Car cette vie n’a plus de sens. Elle pousse Hoan aux pires dépravations dans les bordels les plus crasseux, Miên à se réfugier dans une position d’hostilité de plus en plus frontale, Bôn à abandonner le peu de santé et de raison qui lui restaient pour retrouver une virilité inutile.

Une descente aux enfers dans un Vietnam encore englué dans un Communisme buté et où la compromission et la corruption sont monnaie courante.

Le roman terriblement sombre pour l’essentiel connaîtra malgré une fin qui est celle de la vie qui finit toujours par reprendre ses droits. On en sort bouleversé et profondément ému par la justesse de ton, la pudeur et la dignité qui ont permis de maintenir le récit juste au bord de l’insoutenable. Le livre fut récompensé en 2007 par le Grand prix des lectrices de Elle.

Publié aux Editions Sabine Wespieser – 700 pages