26.12.10

Deuils de miel – Franck Thilliez


Ce superbe et haletant roman noir, un maître du genre pour le dire tout de suite, nous emmène loin, très loin dans l’insondable capacité humaine à la perversité, la cruauté, l’élaboration extrême que la vengeance longuement mûrie peut prendre dans un esprit mixant intelligence supérieure et dérangements psychiatriques graves.

Très vite, le ton est donné. Une femme est retrouvée morte, nue, le crâne rasé, dans une posture infâmante au fond d’un confessionnal. C’est un mélange de références religieuses morbides, de codes secrets, d’indices volontairement semés par un criminel surdoué qui constitue la trame d’un roman fort bien charpenté et qui tient le lecteur en haleine sans jamais relâcher une étreinte totale.

On y retrouve une ambiance « Rivières pourpres », une atmosphère lourde où la normalité repose sur une anormalité totale, systématique, transgressive. Rien n’est sacré, sauf l’horreur mise en scène avec sophistication.

Les supplices infligés aux victimes sont épouvantables, réalisés selon des rites codés, à base d’insectes qui dévorent les êtres de l’intérieur dans d’atroces douleurs. Toutefois, la lecture reste parfaitement supportable, Thilliez sachant rester en permanence sur l’exact fil du rasoir entre une écriture hyper-réaliste et une description qui deviendrait médicalement insoutenable.

L’enquête est menée par le commissaire Sharko, déjanté, flic génial mais incontrôlable, homme désespéré depuis que son épouse et sa fille ont été tuées par un chauffard.

Elle nous fait sillonner la France et le Paris interlope, le monde des spécialistes des insectes et celui des textes religieux abscons.

Avec un commissaire comme Sharko aux commandes, cela donne des scènes d’action éclatantes, des actes de bravoure incroyables, des coups de tête qui par leur inspiration géniale vont faire extraordinairement progresser une enquête difficile.

Derrière ce dernier meurtre, c’est une menace de mort collective qui va bientôt surgir et mettre les autorités publiques sur les dents.

L’intrigue est d’une rare densité et la documentation entémologique considérable. La capacité de nuisance des milliards d’insectes est absolument stupéfiante lorsqu’elle tombe dans les mains d’un fou…

Tout est mis en œuvre pour intriguer un lecteur scotché à son siège : raffinement du scenario, lutte de pouvoir dans la police, petite fille troublante et mystérieuse qui apparaît sans qu’on ne l’attende jamais et qui se comporte comme une adulte perverse, meurtres codés… Mais tout finira par s’expliquer bien sûr !

Que vous soyez ou non amateur du genre, ce roman noir est définitivement à lire.

Alors…

Publié aux Editions Rail Noir – 330 pages

23.12.10

Hommes entre eux – Jean-Paul Dubois


Si vous ne connaissez pas Jean-Paul Dubois, prolifique auteur contemporain, alors voici une occasion de le découvrir sans hésiter.

Ce roman féroce, noir, aussi sombre que les hommes qui se déplacent sur la neige immaculée du grand Nord canadien où le livre se déroule, est une pure réjouissance. On est immédiatement happés par le désespoir qui habite ces deux hommes qui s’ignorent et qui vont se découvrir, simplement parce qu’ils ont aimé la même femme.

Paul Hasselblank vit à Toulouse. Il est gravement malade, condamné et survit dans l’attente fatale à coups de piqûres et de médicaments de plus en plus puissants. Avant de mourir et pendant qu’il le peut encore, physiquement parlant, il veut comprendre pourquoi sa femme l’a quitté et ce qu’elle est devenue. Pour cela, il ne dispose que de très peu d’indices, une courte lettre postée d’un coin paumé du fin fond du Canada.

Arrivé sur place, il se confronte à une succession d’inconnues. Comment apprivoiser le froid, comment conduire sur la neige avec une Buick aussi traître que la pellicule de glace qui recouvre la chaussée. Comment comprendre les us et coutumes de ce coin si reculé où l’attraction locale consiste à se faire battre quasiment à mort des hommes entre eux, à mains nues, en laissant hurler une horde de fous furieux abrutis d’alcool, d’ennui et de haine et qui a parié sa paye sur l’improbable vainqueur de ce combat d’un autre temps.

Paul va croiser une galerie de personnages extraordinairement pittoresques. Un hôtelier d’origine indienne qui ne croit plus en l’humanité et qui ne cesse de pleurer le temps passé, celui du respect d’autrui et des choses, celui d’un hôtel qui avait de la classe. Un regret qui le conduit à n’avoir plus foi en l’humanité, à se réfugier dans d’improbables et inutiles travaux d’un bâtiment qui se délite puis à tomber sous le charme du Français, tout simplement parce qu’il se comporte en humain responsable.

Paul va également rencontrer un naturaliste pervers, hautain et qui prend un malin plaisir à jouer avec lui, à le traîner sur un chemin d’épreuves pour lui concéder le nom de l’homme chez qui la femme de Paul a fui avant de disparaître.

Floyd Paterson est ce deuxième homme, celui qui a pris sa femme ou plutôt que sa femme a choisi. Mais elle est partie, a subitement disparu sans laisser de traces.

Floyd est un rustre solitaire, une force de la nature qui vit avec une tare. Il a subi la greffe d’un cœur d’un meurtrier d’enfant, il vit grâce à la mort d’un homme qui donnait lui-même la mort. Et Floyd vit bien dans sa cabane en solides rondins. Il passe son temps à pêcher et chasser en tuant ses proies à l’arc à poulie. Que fuit-il en vivant en solitaire, se nourrissant de la chair de ses proies ?

De là, une histoire va se tisser entre ces deux hommes qu’une femme relie. Une histoire qu’un blizzard apocalyptique va accélérer, dramatiser à l’excès.

Une histoire pour permettre à Paul de comprendre qui il est, d’évacuer ses démons. Une histoire pour découvrir aussi ce qu’est devenue sa femme. Une histoire pour permettre à Floyd de s’accepter, de faire la paix avec sa famille, de trouver un goût de vivre à deux.

Le livre emprunte tour à tour des chemins surprenants et nous mène de surprise en surprise. On entre dedans de plein pied et on est immédiatement captivés par l’atmosphère lourde qui s’impose immédiatement. Chaque personnage, même secondaire, est un petit chef-d’œuvre d’humanité déliquescente.

Peu à peu, le livre prend un tour policier et psychologique, de plus en plus singulier. Hanté par « Aguirre ou la colère de Dieu », Paul observe Floyd manier des flèches qui tuent avec un côté sublime des proies surprises dans leur émotion la plus totale. Mais quelles flèches le destin réserve-t-il à son tour à ces « Hommes entre eux » ?

Rendez-vous page 232 vers une fin inattendue et extraordinaire.

Bref, foncez lire ce superbe roman !

Publié aux Editions de l’Olivier – 232 pages

20.12.10

Alabama Song – Gilles Leroy


Nous voici réconcilié avec Gilles Leroy ! Après une première tentative, renouvelée, avec « Grandir » que nous avons franchement détesté, « Alabama Song » fut la bonne. Il est vrai que ce roman fut récompensé du Prix Goncourt en 2007, mais ceci n’est pas nécessairement le gage absolu d’un grand livre.

Avec « Alabama Song », Leroy se lance dans le genre roman historique fictif. Reposant sur l’étude attentive de la vie du romancier américain des années trente Scott Fitzgerald et de son épouse Zelda, Leroy échafaude la vie échevelée que fut celle de Zelda.

Dès son enfance, Zelda fut à part. Terriblement séduisante, elle représentait la tentation interdite absolue pour les hommes de l’époque : fille du juge puis du gouverneur de l’Etat d’Alabama, avant que ce dernier ne devienne Président de la Cour Suprême, elle était l’incarnation de l’establishment.

Une incarnation que son intrépidité, son caractère rebelle, sa folie (déjà car elle finit par l’emporter, accidentellement à quarante deux ans) a combattu de toute son énergie. Elle rencontra Scott du temps de la première guère mondiale alors qu’il était un séduisant officier américain, organisant le carnet de bal du général sur l’aéroport où cantonnait la troupe.

Elle crut en ses talents d’écrivain avant tous. Elle l’aida, le porta, l’épousa contre sa famille. Elle contribua à son succès fulgurant et devint, avec lui, l’égérie des années folles, se livrant à toutes les débauches possibles.

Mais la vie devint assez vite un enfer. Scott sombra dans l’alcoolisme, ce mal si américain et dans l’impuissance, lui qui n’était pas porté sur la chose.

Zelda dut trouver un nouveau sens à sa vie, tentant d’exister par et pour elle-même comme danseuse, comme écrivain puis comme peintre. Tentatives qui ne connurent pas le succès escompté et qui lui valurent de sombrer de plus en plus dans la dépression jusqu’à être internée de force par son époux après des querelles incessantes et de plus en plus violentes.

C’est cette spirale vers le néant que nous décrit avec précision, mécaniquement, Gilles Leroy. Une descente des plus hautes marches de la gloire vers la déchéance, l’oubli, l’abandon, l’argent fuyant lorsque les succès littéraires ne sont plus au rendez-vous. Une descente qui écrase tout sur son passage, qui broie l’amour, la santé mentale et physique, qui finit même par arracher de force une enfant à sa mère. Une descente qui révèle l’homosexualité latente de Scott, sa tyrannie, ses tricheries pour continuer d’exister un peu, littérairement parlant.

Bref, un livre poignant, vrai, bouleversant pour dire le destin tragique de deux des plus grandes gloires des années folles avant que la deuxième guerre mondiale n’emporte tout.

A lire absolument.

Publié aux Editions Mercure de France – 190 pages

17.12.10

Cinq photos de ma femme – Agnès Desarthe


Décidément, la production d’Agnès Desarthe a quelque chose d’irrégulier. Nous avions été sur notre réserve avec « Le principe de Frédelle », emballé avec « Un secret sans importance » et serons partagé sur « Cinq photos de ma femme ».

Dans ce roman, publié en 1998, c’est au thème de la vieillesse, du soir de la vie, des souvenirs, du sens donné à ce qui a été vécu et qui reste à trouver à une courte période encore à vivre, que la romancière s’attaque.

Pour Mathusalem, rebaptisé Max à son arrivée un peu obscure en France, juif russe chassé au temps des pogroms, le temps a bien du mal à couler depuis que son épouse, Telma, est décédée.

Telma l’obsède et l’observe à distance, par la puissance de la pensée, des bons et des moins bons souvenirs. Telma fut entreprenante, ce fut même elle qui prit l’initiative de séduire Max, après la guerre, une fois son premier mari disparu.

Telma fut souvent, aussi, irritante, distante, tranchante et empêcha bien souvent Max de poursuivre la voie qu’il aurait aimé prendre. Il voulait être chauffeur de locomotive, il fut ouvrier d’entretien de machines textiles, dans la même entreprise que sa femme parce que celle-ci l’a voulu et qu’elle détestait prendre le train.

Alors Max s’ennuie. Ses enfants sont partis vivre à l’étranger, au Japon et en Bolivie. Il ne les voit jamais et correspond régulièrement avec eux pour raconter avec cet humour juif russe un peu sarcastique et amer ses petites et grandes pré-occupations. Max est pris d’une idée bizarre : il décide de faire réaliser un portrait posthume de son épouse par un artiste peintre. Comme il n’en connaît aucun, il part à la quête via les pages jaunes.

Commence alors un périple qui l’amènera à rencontrer un artiste irlandais qui réalise une fresque pour la ville de Caen, ne prend jamais de commande de particulier et vit avec une femme séduisante et charmante malgré un visage totalement ébouillanté.

Il rencontrera aussi une artiste qui n’en a que le nom, mère élevant seule ses deux enfants, sans revenus, dépressive et qui va se jeter sur cette commande avec une folie et un manque de talent sans commune mesure.

De fil en aiguille, par le fruit du hasard ou des commentaires qui circulent au sein de son club de bridge, Max va faire des rencontres inattendues. Celle d’un couple non sexuel d’étudiants des Beaux-Arts, timides, craintifs. Elle est peintre, lui passionné de vidéo. Max devra se raconter, sans fil, pour obtenir le tableau attendu.

Max se fera aussi happer par une voisine de plus de soixante dix ans, encore verte, et qui rêve de réaliser ce portait contre une nuit d’amour torride.

Bref, au fil des rencontres, c’est la vie de Max qui se repasse, les souvenirs qui viennent ponctuer des situations cocasses, une stratégie défense qui a fait ses preuves face aux Russes, aux allemands et à Telma.

Telma qui est omniprésente, Telma qui commente à distance ses faits et gestes, Telma qui le hante et dont il n’arrive toujours pas à se défaire.

C’est une forme de parcours expiatoire que suit Max, un parcours pour purger ses angoisses, ses regrets. Un parcours pour se défaire d’une épouse morte et encore encombrante. Un long chemin tortueux pour enfin décider seul de ce qu’il veut vraiment faire.

Le livre est habile, bien construit, souvent auto-dérisoire. Pourtant, il manque un allant, une pointe de folie pour en faire un livre qui sorte vraiment de l’ordinaire. On s’y ennuie un peu, au fond, comme Max dans sa vie.

Publié aux Editions de l’Olivier – 189 pages

13.12.10

L’héritage impossible – Anne B. Ragde


Avec ce nouvel opus se clôt la trilogie des Neshov (voir « La Terre des mensonges » et « La Ferme des Neshov » dont les notes de lecture sont disponibles sur Cetalir). On y retrouve la bande de personnages cocasses et attachants qui firent le succès (un peu incroyable à nos yeux cependant) des deux premiers volumes.

Ce troisième volet s’ouvre sur un nouveau drame, celui du décès de Tor que sa fille Torunn retrouve dans la porcherie. Déjà contrainte à venir s’installer dans cette ferme où elle ne s’était jamais rendue (cf Tome 2), Torunn va devoir maintenir choisir entre accepter l’héritage synonyme d’obligation d’habitation et d’exploitation de la ferme, ou y renoncer et faire passer ce pauvre bien familial dans le giron de l’Etat.

Autour de Torunn qui se débat avec un travail devenu trop lourd et le gentil jeune homme venu l’aider et qui aimerait bien l’épouser par amour et intérêt mélangés, les frères du défunt défilent dans un ballet effréné de danseurs qui évoluent chacun selon sa propre partition, de façon quasi aveugle et autiste. L’insouciance côtoie le désespoir mais l’un reste aveugle à l’autre.

Margido cède peu à peu à ses assistantes pour agrandir son entreprise de pompes funèbres et se propose de transformer la ferme en dépôts de cercueils et autres objets mortuaires histoire d’aider financièrement Torunn.

Erlend continue de se saouler luxueusement à coup de Champagne Bollinger qui lui donne l’euphorie nécessaire pour vivre pleinement son homosexualité affichée, créer ses vitrines démentes et à scandale et scruter avec anxiété le développement des fœtus que le couple de lesbiennes qu’ils ont choisi avec son compagnon Krumme a accepté de féconder pour eux.

Tout le monde s’excite dans ses projets, Erlend étant toujours déterminé à transformer les silos de la ferme en extravagantes maisons de vacances. De fait, la ferme des Neshov devient un lieu de rencontres agitées qui dissimule mal un quotidien insupportable pour une jeune femme seule et désespérée qui doit de plus prendre soin d’un vieillard ragoûtant et autiste.

Tout finira par imploser, la tension devenant trop grande, les antagonismes trop radicaux, les égoïsmes trop fondamentaux. Les personnages sont toujours parfaitement bien campés, les situations bien trouvées. On suivra donc avec amusement ce théâtre de vaudeville qui continue d’être bien enlevé même si le mot FIN commençait de s’imposer avant que cela ne sente trop le réchauffé.

Publié aux Editions Balland – 2010 – 348 pages

10.12.10

En attendant la montée des eaux – Maryse Condé


Maryse Condé est l’auteur d’une œuvre riche et prolifique, récompensée des Prix de l’Académie Française et Marguerite Yourcenar. Née à Pointe-à-Pitre, elle fait partie de ces auteurs qui constituent le fer de lance littéraire des DOM-TOM.

« En attendant la montée des eaux » est un roman foisonnant et sombre, une allégorie moderne et actuelle sur tous ces maux qui frappent les pays laissés pour compte par les puissances occidentales quand elles n’ont plus aucun intérêt à s’en préoccuper, y ayant exploité tout ce qui pouvait l’être et les laissant retomber dans le chaos qui semble les caractériser dès qu’ils sont livrés à eux-mêmes.

Sombre, le récit l’est car il nous emmène dans tout ce que le monde connaît de conflits provoqués par la misère, l’intolérance religieuse, le racisme et l’ostracisme constamment entretenus par une soif inextinguible de pouvoir qui donne à ceux qui l’arrachent, souvent par la force et dans le sang, les moyens de s’arroger une toute-puissance et par conséquent la volonté de s’y maintenir à tout prix au mépris des conventions ou des résultats démocratiques.

Ce monde de violence, de meurtres et de viols, de guerres civiles incompréhensibles, d’exclusion et d’arrogance, de stupidité et de lucre, nous allons le traverser en suivant l’histoire de trois hommes qu’a priori rien ne prédestinait à faire un bout de route d’infortune en commun.

Tout commence lorsque Babakar, médecin accoucheur, originaire de Guinée et vivant à Pointe-à-Pitre décide de recueillir la petite fille que la jeune Reinette vient de mettre au monde au prix de sa propre vie. Au mépris des lois et des liens du sang, une force irrésistible, un appel venu de l’au-delà l’enjoignent de s’en déclarer le père en même tant que la parturiente mourante lui arrachera la promesse de remettre l’enfant à sa sœur dont il ne sait rien.

Commencera un long périple au côté de Movar, l’Antillais inculte mais qui a le don de savoir écouter et transformer la moindre parcelle de terre en un jardin d’Eden, puis de Fouad, le Palestinien réfugié au Liban et qui ne cessera de parcourir le monde au fur et à mesure que la folie des hommes détruira ce qu’il essaiera vainement de construire.

Chacun de ces hommes va se mettre à nous conter son histoire, celle qui l’a arraché à ses racines, coupé de sa famille souvent exterminée sous ses yeux, poussé à mener une vie d’errance et de doutes. Car à chaque fois qu’une éclaircie apparaissait et laissait croire à la fin des maux, une révolution ou une nouvelle guerre ramenaient à néant tout espoir, enlevant les épouses ou les maîtresses de ces hommes apatrides et donc, premières victimes expiatoires d’une folie qui a besoin de support à son exutoire.

Fort heureusement, la langue magnifique et colorée de Maryse Condé sait éviter l’écueil du pathos pour faire de chacune de ces épopées un témoignage vivant et traversé de rires d’un tragique qui ne cessera jamais. Chacun de ces hommes semble frappé d’une éternelle malédiction car, les femmes qu’ils aiment, les édifices qu’ils érigent, les systèmes qu’ils mettent en place, au total service des autres, tombent bien vite en poussière, mirages vite disparus d’un futur qui aurait pu être radieux.

Le livre nous mènera ainsi de la Guinée au Liban en pleine guerre civile, des Antilles à Haïti où le récit s’achèvera en forme de paroxysme, au moment du tremblement de terre de Janvier 2010, symbole en soi de la malédiction qui semble poursuivre les déshérités. Un livre puissant, à conseiller sans hésitation.

Publié aux Editions JC Lattès – 2010 – 364 pages

5.12.10

Le cœur régulier – Olivier Adam


Au fil de ses publications, que nous suivons avec attention sur Cetalir, Olivier Adam semble bien s’être fait une spécialité qui consiste à mettre en scène, de façon sensible, presque à vif, la douleur de celles et ceux qui vivent en marge, dans la solitude, volontaire ou subie, l’exclusion ou la réclusion pris au piège des brisures que la vie engendre.

« Le cœur régulier » n’échappe pas à cette tradition, bien au contraire tant l’écriture s’y est magnifiée, gagnant en plénitude, en profondeur littéraire comme c’est particulièrement le cas dans le premier tiers du roman beaucoup plus écrit que les précédents.

Ici, Sarah semble bien au moment essentiel de sa vie, celui auquel tout peut basculer dans une direction tragique ou rédemptrice. Voici quatre mois que son frère Nathan, avec lequel elle a entretenu pendant longtemps une relation fusionnelle, est mort dans un accident de voiture. Accident ou suicide ? Cette question la taraude d’autant que ses relations avec ce frère alcoolique et dépressif, excessif et cyclothymique, s’étaient particulièrement distendues depuis quelque temps.

Aussi décide-t-elle de tout plaquer, abandonnant un métier qui la mine, des collègues qu’elle méprise, un mari parfait mais qui ne la touche plus depuis des années, des enfants dans lesquels elle ne se reconnaît plus. Elle part pour le Japon dans un périple qui va la mener jusqu’à une bourgade au bord de la mer, à l’aplomb des falaises d’où viennent se précipiter à longueur d’années des dizaines de Japonais qui n’en peuvent plus de la vie. Un lieu sous la garde d’un énigmatique retraité, ancien commissaire de police, célèbre dans le monde entier pour sa capacité à convaincre in extremis des désespérés de ne pas passer à l’acte et les recueillant dans une maison simple où ils viennent se reconstruire. C’est ici que Nathan avait séjourné, peu de temps avant sa mort. C’est de là qu’il était revenu apparemment transformé, plein d’une énergie nouvelle à peine croyable.

Une fois sur place, Sarah qui observe ce qui se passe autour d’elle avec l’étrangeté que procure inévitablement le fait de côtoyer un monde dont on ne connaît ni les codes ni la langue, va se livrer à une féroce introspection et tenter de comprendre ce qui a bien pu se passer pour son frère comme pour elle.

Olivier Adam mène alors un travail d’orfèvre sur le deuil, sur la culpabilité et la jalousie, la duplicité dans laquelle on peut tomber malgré soi quand on refuse de voir le monde tel qu’il est. Car, plus Sarah descendra en elle, plus elle comprendra ses erreurs, plus elle découvrira que la relation qu’elle croyait exclusive avec son frère ne l’était que pour elle et que d’autres femmes en partageaient les droits avec au moins la même intensité.

De façon presque glaçante, nous observons la lente chute de cette femme qui s’est laissée piéger par la vie et par elle-même jusqu’à ce qu’un détail, un geste, un mot, une scène lui donnent la force de repartir de l’avant et de se reconstruire autrement en évitant les écueils d’une première existence où elle s’est fourvoyée à son propre insu.

Le roman est à l’image de cette rentrée littéraire : sombre, lourd, noir mais malgré tout magnifique, illustration d’une société en plein doute, d’hommes et de femmes en manque de repères et encore incapables d’envisager un futur meilleur.

Publié aux Editions de l’Olivier – 2010 – 232 pages

4.12.10

Synthèse du mois de Novembre

Quelques mots sur les visites du mois de Novembre.

Vous avez consulté 2161 pages avec toujours les mêmes cinq principales consultations (voir mes posts d'Octobre et Novembre).

A noter que, depuis une semaine, "L'Enquête" de Philippe Claudel et "Longtemps je me suis couché de bonne heure" de Gattegno font une arrivée en force en tête des consultations. Ce sont d'ailleurs deux excellentes recommandations de notre part.

Nous vous invitons à découvrir parmi les nouveautés l'étonnant et sulfureux "Apocalypse Bébé" de Virginie Despentes ainsi que "Dans la nuit brune" d'Agnès Desarthe qui est pour nous son meilleur roman et de loin.

N'hésitez pas à nous faire part de vos réactions et commentaires que nous aimerions plus nombreux. Cetalir se veut participatif et interactif !

Bonnes lectures.

La terre des mensonges – Anne B. Ragde


Voici le premier tome d’une trilogie dont le volume trois reste à paraître en France à l’automne 2010. J’avais d’abord découvert le tome 2 « La ferme des Nashov » dont vous trouverez la note de lecture sur Cetalir et qui avait été récompensé d’un prix des Libraires.

Ce premier tome nous donne un certain nombre de clés pour comprendre les relations pour le moins bizarres qui règnent dans cette famille norvégienne où trois frères s’ignorent superbement et détestent un père vieux et sans relief.

Le problème, lorsque l’on commence par le deuxième tome, c’est que le premier ne tient pas vraiment la comparaison. Le style y est encore plus embarrassé que dans le deuxième, qui ne brillait déjà pas de ce côté là mais compensait largement par une bonne dose d’humour caustique et d’auto-dérision nationale.

Mais, surtout, on y trouve déjà exposés les tics des personnages, voire des scènes qui seront largement reprises et développées dans le tome suivant, de façon plus percutante, comme si la plume s’était entre temps rodée. Il en résulte un sentiment de manque d’imagination, de défaut de créativité que la lecture du seul tome suivant effacerait en soi.

Ce premier tome est donc en définitif assez poussif et tend à traîner un peu en longueur. Toutefois, l’agonie de la mère donnera l’occasion de comprendre la vraie relation entre les trois frères et leur père, de découvrir la vie cachée d’une mère maîtresse femme et qui faisait régner ordre et terreur sur une ferme qui connut son heure de gloire avant de partir à vau-l’eau. Une ferme et une famille qui vit et s’étiole à force de mensonges et de dissimulations.

On y comprendra pourquoi Erlend décida alors d’émigrer tout jeune au Danemark pour y vivre pleinement son homosexualité ainsi que les raisons d’un alcoolisme de moins en moins larvé de Tor, resté seul à élever ses cochons qu’il traite comme ses propres enfants. Ce sont là d’ailleurs les pages les plus sincères que celles qui donne à voir cet homme orphelin, jamais marié et séparé depuis l’enfance de la mère de sa fille qu’il eut tôt et par hasard, en train de dialoguer ou de pleurer à chaudes larmes avec ses truies reproductrices. Il y aura aussi l’assiduité d’une fraiche veuve envers Mardigo, celui qui a choisi de faire profession de croque-mort, et qui trouvera son dénouement ridicule dans le tome suivant. La fragilité de la fille de Tor, Torrund, appréhendée et brossée à grands traits ici, sera enfin largement développée par la suite.

Au total, ce tome initial n’est pas indispensable, le deuxième opus se suffisant à lui-même.

Publié aux Editions Balland – 2009 – 371 pages