29.12.11

Le cœur cousu – Carole Martinez


Voilà un premier roman qui mérite toute votre attention tant il se dégage de lyrisme, de poésie, de tendresse et de violence à la fois. Un roman qui tient du conte fantastique et qui m’a souvent fait penser au « Roi des aulnes » de Tournier (que je considère comme un chef d’œuvre absolu).

Nous sommes dans le sud de l’Espagne vers la fin de XIXeme siècle. Le pays est écrasé de soleil et de chaleur. Une femme, vers la fin de sa vie, racornie, desséchée par les épreuves qu’elle a subies et les renoncements auxquels elle a du se résoudre, entreprend de nous livrer l’extraordinaire déroulement de son existence.

Alors nous allons partir vers un voyage fabuleux qui nous mènera au travers d’une Espagne enracinée dans la pauvreté, secouée par les jacqueries, écrasée sous la botte des aristocrates et dont la populace des villages est aux mains d’un clergé qui perd peu à peu de son prestige.

Ne vous y trompez pas, il ne s’agit en rien d’une fresque historique mais simplement d’une mise en contexte qui va servir de fond de scène aux aventures d’une femme, couturière de son métier, d’un mari forgeron et fou de ses volailles au point de passer deux ans dans son poulailler, nu et muet, en se prenant pour la plus faible des gallinacées, et de leurs cinq enfants.

Fraquista, la mère, le personnage principal du roman, est une femme de caractère. Elle a été initiée par sa propre mère aux rites magiques au moment de ses premières règles. Elle connaît les formules qui guérissent, qui ferment les plaies, qui consolent, qui endorment ou qui ramènent d’entre les morts. Comme don d’outre-monde, elle a reçu une boîte à couture qui fera d’elle la plus extraordinaire des couturières d’Espagne. De bouts de tissu loqueteux, elle peut faire les plus beaux atours, donner vie à ce qui est mort et usé.

Au fur et à mesure que ses enfants grandissent (quatre filles et un garçon), elle initiera ses propres filles qui chacune à son tour recevra un don bien particulier. Pendant ce temps, le mari sombrera dans la folie des combats de coq et y laissera ses biens et sa propre femme.

Jetée sur les routes, poursuivie par un amour adultère brûlant, Fraquista traversera l’Espagne en révolution, franchira la Méditerranée, s’installera aux portes du désert où l’Europe entière viendra lui commander de fastueux habits. Jusqu’à la mort elle-même qui viendra la défier.

Au cours de cette épopée dans laquelle ses enfants l’accompagnent, chacun de ces derniers aura l’occasion de montrer son talent et d’user des pouvoirs magiques qui lui ont été conférés. Toujours dans des situations extrêmes, d’une dangerosité absolue, en vue de fuir d’une issue fatale.

Assassinat, complots, trahisons, amours et passions, folie des hommes sont le fil conducteur de ce récit hallucinant et tendre vis à vis des personnages mis en scène. Cela aurait pu être banal, répétition d’un déjà vu. Il n’en est rien ! On est happé par la force du récit, par la touchante humanité, par la profondeur de l’analyse. On saisit le poids des croyances occultes dans un pays encore pauvre et secoué par de multiples révolutions en route vers le monde moderne. Quand tout change, que la vie est terriblement dure, la mort omniprésente et foudroyante, il faut bien croire en quelque chose de supérieur. Ce sera la foi, le diable, la magie, l’amour, la chance…

Bien qu’épais, le livre se dévore et plonge le lecteur dans l’isolement d’un univers où les ogres sont les hommes, l’art, l’un des moyens de sauver le monde.

Absolument superbe !

Publié aux Editions Gallimard – 428 pages

24.12.11

La martre – Alice de poncheville

Qu’il est agaçant de constater, une fois le premier chapitre commencé, que ce que l’on croyait un roman légèrement doucereux, un peu lent à se mettre en place, est en fait une série de nouvelles ! Pourquoi l’éditeur n’en laisse-t-il rien paraître dans sa, très courte, quatrième de couverture ?

Bref… Ce sont donc dix nouvelles qui constituent le premier ouvrage pour adultes réalisé par Alice de Poncheville. Dix nouvelles qui, sans exception, tournent autour de la solitude, sous toutes se formes, à tous âges, que l’on soit homme ou femme.

Une solitude qui tend ses pièges, racornit les cœurs, isole du monde, confond réalité et imaginaire ou désir. Une solitude aux attraits si puissants qu’elle empêche ici chacun des dix personnages mis en scène de recréer un lien social, comme on dit maintenant.

Des personnages suffisamment banals pour se fondre dans la masse de ces inconnus que nous croisons chaque jour et dont la vie intérieure oscille entre le néant absolu et des pulsions poétiques. Des personnages parfois saisis d’un brin de fantaisie, d’audace pour tenter de s’extirper d’une gangue épaisse qui les isole de leurs congénères.

Ils ont connu un deuil, une séparation ou bien se sont laissés enfermer dans une nasse dont, l’âge aidant, il devient impossible de sortir. Un événement anodin (un mariage, une sortie en voiture, un inconnu qui surgit) va venir bouleverser, sporadiquement, un équilibre apparemment enviable mais au fond, éminemment fragile. Mais ils ne sauront oser aller au bout et la solitude reprendra ses droits, plus fermement encore.

Ces dix courts textes sont assez bien écrits. Il leur manque cependant ce brin de fantaisie, ce côté pétillant et surprenant qui concluent en général toute bonne nouvelle, pour en faire un texte remarquable. Cela se lit bien et s’oublie tout aussi vite. Bref, rien de bien intéressant…

Publié aux Editions de l’Olivier – 185 pages

16.12.11

La traversée du Mozambique par temps calme – Patrice Pluyette


Voilà un titre qui interpelle, qui sent bon l’aventure et le dépaysement. La collection Fiction & Cie du Seuil nous réservant souvent d’heureuses découvertes, notre blanche main de lecteur et blogger avertis ne peut résister à l’appel d’un auteur qui nous fut jusqu’ici inconnu.

Commence alors une traversée littéraire rocambolesque, assez hilarante, mélange de Monty Python et de Comedia Del Arte. Le tour de force est remarquable d’autant qu’il est servi par une écriture puissamment maîtrisée, passablement savante et que l’irruption déterminée de mots ou d’expressions communes mais inattendues rend digeste et allègrement comique. Un sacré morceau de bravoure qui force l’admiration, à vrai dire !

L’intrigue est en soi réjouissante et nous réserve un copieux menu fait de rebondissements, de personnages salvateurs agissant en véritables Dei ex Machina et, au fond, de profonde tendresse de l’auteur pour sa cohorte de personnages terriblement humains dans leurs désirs et leurs quêtes. Des personnages qui seront, c’est selon, transcendés ou emportés par une aventure qui les dépasse et les broie.

Belalcazar est un archéologue à la retraite. Il est hanté par la découverte de la cité mythique de Païtiti, perdue quelque part dans la jungle indienne et qui regorge d’or. Ses trois précédentes expéditions ont tourné au désastre absolu mais il n’a pas renoncé.

Sa nouvelle tentative est rigoureusement planifiée. Il embarque sur un bateau accompagné de deux chasseurs d’ours bruns amérindiens, d’une femme skipper aussi compétente que silencieuse et d’une cuisinière frustrée de n’avoir jamais connu le grand amour. Chacun des membres d’équipage a une revanche à prendre sur la vie, quelque chose à se prouver, un sens à donner à une existence jusque là essentiellement peuplée d’échecs successifs.

Par une suite de circonstances qu’il vous appartiendra de découvrir, l’étrange équipage subira l’assaut d’un pirate fantôme et se retrouvera échoué sur la banquise alors qu’il croyait franchir le détroit de Magellan.

Nous suivrons leur sauvetage d’une mort glacée, leur parachutage en Montgolfière sur la forêt amazonienne, leur traversée d’une jungle hostile, l’assaut d’une tribu déterminée à les dévorer et l’arrivée en train dans la cité promise, sorte de Walt Disney d’une propreté absolue, paradis artificiel et piège mortel. Un délice de délires et d’invraisemblance !

Mais chacun aura, au bout du compte, trouvé l’or tant recherché sous la forme d’un sens personnel à une vide précédemment vide. C’est l’amour, la gloire, l’intégration sociale et la quiétude qui sont les grands vainqueurs d’une troupe d’humains englués dans ses contradictions. Le tout sans moralisation aucune, juste au travers de la catharsis qu’est cette fable moderne.

On ne s’ennuie pas une seconde, sourit et rit souvent face à la facétie des mises en situation et à la volonté absolue de P. Pluyette de nous soumettre à une imagination débridée et qui casse tous les codes de bon sens, de réalisme ou de pertinence. C’est une grosse farce, une sorte de roman théâtral, illustration de l’art de la comédie servi par la technologie du XXIeme siècle. Une bien plaisante curiosité dans tous les cas !

Publié aux Editions Seuil – 317 pages

9.12.11

Cosmopolis – Don DeLillo


Don DeLillo est un auteur américain qui fait figure de référence dans la littérature contemporaine, outre-Atlantique. Il a été récompensé par de nombreux prix prestigieux aux Etats-Unis mais reste relativement peu connu en France.

Je découvrais, avec Cosmopolis, son œuvre.

Cosmopolis est un livre qui dérange, à plus d’un titre. Structurellement, le livre est construit comme une série de scènes plus ou moins hallucinatoires, le plus souvent d’une extrême violence physique, psychologique ou morale. Les transitions sont brutales comme il est fréquent dans la littérature moderne. Une brutalité voulue et entretenue pour secouer le lecteur, le malmener et le mettre mal à l’aise car il s’agit de le préparer à un proche futur. Chaque épisode nous catapulte dans de plus en plus noires profondeurs humaines.

Le proche futur dont il est question n’a rien d’un long fleuve tranquille et plonge New York City, où se déroule l’action, à feu et à sang. Eric Packer est un jeune homme de vingt-huit ans. Il est immensément riche, brillant, mathématicien de génie. Il a bâti une fortune colossale en spéculant sur les devises. Du fond de sa limousine blanche bourrée d’électronique et d’écrans qui lui permettent d’intervenir en permanence sur les marchés, protégé par une petite armée efficace de gardes du corps, il pense diriger le monde. Un monde où il s’ennuie.

Mais voilà que, très vite, la réalité lui échappe. Le Yen sur lequel il engage sa fortune en spéculant à la baisse, ne cesse de monter contre toute attente. Au même moment, des manifestants surgis de nulle part envahissent la ville et lâchent des rats pour semer la panique. Un homme s’immole par le feu, parfaitement calme et immobile. La ville est au bord de la guerre civile. La femme qu’il a épousée refuse de se comporter en épouse et prétexte mille choses pour ne pas faire l’amour. Ceci devient une obsession qui le hante et le pousse à se venger, inconsciemment, sur les autres comme sur lui-même.

Alors Eric se livre à une hyperactivité sexuelle tout en se laissant ausculter par un médecin qui lui annonce une prostate asymétrique. Plus la journée avance, plus la ville se délite, plus graves deviennent les tentatives de s’en prendre à la vie d’Eric. Les menaces s’amoncellent et se précisent de toutes parts.

Plus Eric perd de l’argent, plus il se dépouille, s’introspecte, cherche à donner un sens à une vie dont les sentiments et les passions ont été exclues. C’est à la chute d’un homme, dans un décor hallucinatoire et terrifiant que nous assistons. La nudité, individuelle et collective, sont autant de moyens pour l’auteur pour accentuer des situations intrinsèquement bizarres, voire choquantes. C’est un thème récurrent dans le roman et annonciateur de nouvelles catastrophes tout en déclenchant des prétextes à des pulsions nouvelles.

Pour cela DeLillo use d’une langue souvent à la limite de la vulgarité, une langue crue et cruelle, une langue où les sécrétions, les humeurs et le sexe tiennent une place prépondérante. Une langue qui crée immédiatement un sentiment de malaise et rappelle ces films d’anticipation décrivant un monde en proie à la destruction et à la perte de tout repère.

Pourtant, malgré l’indéniable force qui habite ce roman, je suis resté sans arrêt en dehors, la faute à un parti-pris qui vise à tabasser un lecteur malgré lui. L’intrigue est particulièrement tordue rendant la lecture encore plus complexe.

Bref, j’ai admiré la prouesse littéraire comme on admire la technique infaillible d’un peintre, froidement, sans passion et refermé le livre en me demandant si j’allais tenter une nouvelle chance…

Publié aux Editions Actes Sud – 222 pages

3.12.11

Trente ans et des poussières – Jay Mc Inerney


A trop camper certains romans dans leur époque, l’auteur prend le risque d’un vieillissement prématuré. C’est exactement ce qui se passe avec « Trente ans et des poussières ».

Publié an 1992 aux Etats-Unis et en 1993 en France, ce roman à la gloire des années de facilité et d’enrichissement rapide que fut l’époque Reagan, connut un vif succès. Il a symbolisé parfaitement ce en quoi l’Amérique triomphante croyait, et aimerait croire encore, 16 ans plus tard, en pleine crise financière mondiale…

En gros, c’est en prenant des risques que l’on peut espérer gagner pour autant qu’on investisse de sa personne et que l’on sache oser. Malheur à ceux qui font marche arrière ou qui font preuve de pusillanisme, ils se feront emporter.

Pour camper ce credo, l’auteur choisit de nous conter longuement, trop longuement d’ailleurs, les déambulations et gesticulations d’un couple de trentenaires. Mariés depuis plusieurs années, ils symbolisent pour leurs amis le couple exemplaire et un peu ridicule. Pas d’amant, pas de maîtresse, une fidélité apparemment à toute épreuve. Lui, Russel, est directeur de collection dans une petite maison d’édition. Elle, Corinne, est agent de change et tente de placer des produits financiers miracle auprès de petits investisseurs particuliers.

Mais, au fond, ils s’ennuient ferme. Elle n’en peut plus de devoir faire des preuves, de forcer sa nature en poussant des placements censés enrichir le gogo à coup sûr. Et elle crève de devenir mère.

Lui défend des auteurs difficiles et aussi peu loyaux qu’ils sont retors. Peu à peu, une belle et intrigante financière de ses amies va lui susurrer de s’endetter et de se lancer dans une OPA hostile de son propre employeur et de liquider ainsi un patron qu’il abhorre.

Bref, il va finir par parvenir à ses fins mais y perdra son âme, son sommeil, son intégrité et provoquera le naufrage de son couple. Le progrès dans l’échelon social est inversement proportionnel à l’estime que chacun des époux aura pour l’autre au fur et à mesure que les façades tombent. Rassurez-vous cependant, nous sommes face à l’archétype du roman américain et il y aura une happy end très morale.

Comme le style de ce roman est au demeurant assez quelconque, il faut une intrigue solide pour tenir le lecteur en haleine. Et c’est là que le bât blesse : l’histoire traîne en longueur, un luxe de détails et de scénettes finissant par provoquer un début de nausée. Les rebondissements sont convenus et prévisibles. Le foisonnement de personnages finit de perdre le lecteur désabusé.

Moins de trente ans plus tard, on se demande comment un tel roman aussi fade trop long et un peu ridicule a pu connaître un tel succès. Un bon conseil, trouvez d’autres suggestions de lecture, Cetalir n’en manque pas !

Publié aux Editions de l’Olivier – 554 pages

26.11.11

Les Jardiniers – Véronique Bizot


Dans ce recueil de 6 nouvelles d’une quinzaine de pages chacune, Véronique Bizot, qui a reçu le Prix Renaissance de la nouvelle 2006 pour son précédent recueil « Les Sangliers », s’amuse à mettre en scène absurde. Un absurde qui entoure la mort qui vient juste de survenir ou qui s’apprête à frapper.

Ce qui surprend dans chacune de ces nouvelles, c’est la capacité de l’auteur à nous entrainer dans une logorrhée envoûtante. Chaque idée en entraine une autre et, peu à peu, sans s’en rendre compte, le lecteur se trouve pris dans les rets d’un récit qui donne l’impression fallacieuse d’une écriture automatique alors qu’au contraire, l’auteur est déterminée à nous emmener dans un recoin sombre, à nous mettre face au ridicule des comportements humains, de nos bizarreries, de nos démons. Le rideau tombe.

Car, quoi de plus frappant pour illustrer nos petits travers que d’user de l’apparente normalité ? Il n’est pas besoin de mettre en scène longuement. Une situation courante de la vie suffit à provoquer un déluge d’inventivité et d’à propos. C’est la force principale de ce recueil par ailleurs bucolique, comme le titre nous le donne à penser.

Ces courtes histoires se déroulent toutes en campagne, loin de l’agitation des villes. Elles ont souvent pour point commun la solitude et l’isolement qui enferment les êtres fragiles dont il est ici question dans leurs démons intérieurs. La mort d’un proche, un revers de fortune les font alors tomber à la lisière d’une douce folie.

Derrière une apparente simplicité d’écriture, chaque texte est en fait très construit, maîtrisé.

Certes, ces textes ne marqueront sans doute pas l’histoire littéraire mais ils permettent de découvrir un auteur qui a talent et potentiel. A suivre, donc…

Publié aux Editions Actes Sud – 101 pages

19.11.11

Une année sous silence – Jean-Paul Dubois


Dubois a une capacité étonnante à se réinventer à l’occasion de chacun de ses romans qui sont autant de perles de la littérature française contemporaine. Capacité doublée de celle de savoir happer son lecteur en quelques phrases, de l’entraîner dans son univers personnel où étrangeté, anormalité, fantasmes sexuels et violence sont des vecteurs d’une construction étonnante d’originalité.

Ce roman fait partie de la série américaine. Nous sommes quelque part en Amérique du Nord, sans que le lieu ne soit particulièrement important. D’ailleurs la présence puissante de l’environnement canadien ne se ressent pas dans ce roman à la différence des ouvrages plus tardifs que sont « Hommes entre eux » ou « J’aimerais pouvoir te dire ».

Paul Miller, narrateur et personnage central de ce roman truculent et décalé, tente de se remettre du suicide de sa femme. Une femme qui, alors qu’elle devenait détestée de son vivant et qu’elle saisissant toute occasion pour avilir son mari, va prendre une place prépondérante et aimante une fois disparue.

Pour survivre, Paul Miller tente de se débarrasser de ce qui rend son existence passée pénible. Il cède la maison qu’il a bâtie de ses mains et dans laquelle sa femme s’est immolée par le feu, entrainant son chien avec elle dans sa folie destructrice, quitte son boulot, vit d’expédients et se loge dans un misérable petit appartement en subissant la compagnie de voisins excentriques.

Nous allons alors croiser deux sœurs qui vont constituer l’essentiel des fantasmes érotiques ou pornographiques d’un homme esseulé et dont les relations sexuelles ont été terriblement contingentées par une épouse castratrice.

Il est troublant d’entendre les talons d’une jeune et jolie femme, seule, battre le parquet de la chambre située juste au-dessus de Paul Miller. Bientôt la libido, censurée par vingt ans de chasteté imposée, entrainera notre homme à des actes qui en fera le jouet des deux sœurs, expertes en tentations. L’épisode de la soirée de Noël est d’une désopilante truculence…

Nous croiserons aussi un prêtre d’origine polonaise dont l’apparente piété est directement proportionnelle à la propreté douteuse. Un prêtre qui commet comme un forcené le péché d’adultère et s’adonne bruyamment à d’effrénées parties de baise avec la plus troublante des deux sœurs.

Plus le désir qui entoure Miller croît, plus il s’enfonce dans la solitude et la dépression. Après un acte hautement symbolique que nous vous laisserons découvrir, il finira par se faire interner dans un hôpital psychiatrique. Par défi envers un psychiatre imbu de sa personne et sûr de triompher de son patient, Miller s’enferme dans un mutisme absolu et devient l’évêque des fous qu’il reçoit en confessions volontaires. Crime de lèse majesté dans un lieu où le pouvoir appartient aux médecins, non aux patients.

Miller mijotera une vengeance perverse et règlera ses comptes afin de rejoindre une épouse idyllique et irréelle.

Le roman se déroule à un rythme trépidant et déroule des formules percutantes et drôles. Au passage, Dubois écorne les notables et les bien-pensants nous donnant à voir l’envers du décor, la fausseté des apparences, la lourdeur des devoirs.

On passe un moment passionnant et savoure en riant un petit bijou de littérature, d’une férocité brillante.

Publié aux Editions Robert Laffont – 201 pages

10.11.11

Un amour fraternel – Pete Dexter


Le monde de Pete Dexter est noir, cruel, violent et sans espoir. Un monde sans pitié, où il faut jouer des coudes pour gagner sa place, se battre pour la conserver, tuer pour survivre.

« Un amour fraternel », écrit en 1991, en est une des plus brillantes illustrations, un livre qui vous frappe comme un uppercut.

L’image n’est pas choisie au hasard car la boxe tient un rôle secondaire et central à la fois dans ce roman poignant et d’une grande violence.

Tenue par un ancien boxeur qui eut son heure de gloire, la salle de boxe d’une petite ville de la banlieue de Philadelphie tient le rôle d’une école de vie. C’est l’un des rares lieux du coin où la violence est réglementée, orchestrée, où la souffrance y est positive et non imposée.

C’est aussi dans ou autour de cette salle aux codes stricts, à la morale solide que de nombreuses transgressions vont se perpétrer jusqu’à la scène ultime, tragique et poignante qui conduira l’ensemble des protagonistes du roman dans un précipice définitif.

Les scènes autour et dans cette salle constituent un ballet savant comme le jeu de jambes d’un champion de boxe sur un ring. Une fois en position, l’auteur frappe et le coup part, ajusté et redoutable d’efficacité.

Le roman s’ouvre comme un article de presse relatant l’assassinat de deux cousins, le même jour, dirigeants du syndicat des couvreurs et donc mafiosi accomplis, à cent cinquante kilomètres de distance.

Ce sont ces deux hommes que nous allons suivre sur une trentaine d’années. Deux hommes au tempérament différent mais que le milieu du crime organisé auquel leurs familles appartiennent vont lier inséparablement l’un à l’autre.

Peter est un garçon calme, réfléchi, intelligent. Sa vie va basculer le jour où un voisin flic va déraper sur une plaque de verglas et tuer sur le coup sa jeune sœur qui jouait sous sa surveillance dans le jardin enneigé de la maison familiale.

Son cousin Micaël est vicieux, fuyant, violent et cruel. C’est dans la rue, sous la houlette du père de Micaël, président du syndicat des couvreurs, qu’ils vont faire l’apprentissage de la vie, découvrir la nécessité de se battre et de jouer des poings, au sens propre. Jusqu’à prendre le pouvoir, à pleine dents pour Micaël, avec réserve pour Peter.

Comme Peter aura perdu dans des circonstances violentes son père, il sera pris en charge par son oncle et cherchera à travers le propriétaire de la salle de boxe ce que le père mort n’aura pu lui apporter.

Le roman s’inscrit dans une hyperbole narrative où crimes, sexe, menaces et contrainte psychologique vont sans cesse croissants. Une fois la spirale de la violence et de la vengeance engagée, plus rien ne pourra l’arrêter et le seul moyen d’en sortir est de le faire une fois morts.

Ce sont les bas-fonds de la société que nous côtoyons ici avec ce que la folie, concentrée dans les mains d’un chef de clan pervers et tout-puissant peut engendrer en paranoïa et trahisons.

Les scènes de meurtres et de parties effrénées de jambes en l’air ont l’impact d’un film de Scorcese.

On sort du roman sonné et admiratif du travail d’une écriture qui claque comme une énorme gifle, un coup de feu de fusil à canon scié. C’est absolument magistral !

Publié aux Editions de l’Olivier – 347 pages

6.11.11

Ce qui demeure – Alice McDermott


Alice McDermott est un auteur à succès aux Etats-Unis et a été couronné par de nombreux prix littéraires.

Pour autant, « Ce qui demeure », est loin de constituer un roman essentiel ou marquant. La faute en reviendrait-elle à une traduction qui donne le sentiment d’une prose flottante ? Peut-être mais pas exclusivement.

Car, au fond, si l’on peut, à la limite, supporter une écriture approximative ou basique, c’est uniquement parce qu’elle serait au service d’un récit fort, d’une histoire exaltante, d’un de ces romans qu’on n’arrive pas à délaisser. Rien de tout cela dans ce livre très décevant.

Une traduction quelconque, au service d’une histoire quelconque dans une famille américaine quelconque. C’est sans doute cela qui plaît aux Etats-Unis, le souci de se fondre dans la normalité étant l’instinct même de survie.

Nous sommes sur la côte Est dans une petite ville, lointaine banlieue de New-York. Nous allons suivre la vie d’une famille (le père, la mère et leurs quatre enfants) sur une quarantaine d’années. De l’immédiat après-guerre à la fin des années soixante-dix.

Quarante ans d’intégration à la communauté locale, quarante ans consacrée à l’éducation des enfants et à les rendre autonomes. Quarante ans de bonne éducation catholique traditionnelle dans l’école paroissiale locale dont la vocation essentielle consiste à dissuader les jeunes filles de commettre le péché de la chair. Quarante ans de sacrifice pour n’exister que par la conformité absolue aux principes de la société américaine.

Certes, l’aîné sera « drafté » et envoyé au Vietnam dont il ne reviendra pas. Le prix à payer à la nation américaine, la douleur à ravaler pour continuer à avancer, sans vagues.

Le ton est gentillet, lisse. L’auteur est souvent tentée de se laisser embarquer dans des comparaisons alambiquées, des figures allégoriques mal maîtrisées. L’écriture devient alors pataude, d’une sophistication scolaire et nuit à une lisibilité fortement gommée par un intérêt vacillant.

Bref, pas un mauvais livre mais définitivement un livre inutile, au moins de ce côté-ci de l’Atlantique…

Publié aux Editions Quai Voltaire – 344 pages

31.10.11

La haine de la famille – Catherine Cusset


Comme toujours chez Catherine Cusset, il y a beaucoup de la propre histoire de l’auteur qui se retrouve dans ce roman assez spécial.

Comme l’auteur, celle qui parle et tente de raconter sa famille, est sortie d’Ulm. Comme l’auteur, elle est professeur de lettres (Cusset l’est en littérature française à New York). Comme celle de l’auteur, la famille est bourgeoise, installée, la mère juge aux affaires familiales, mère de quatre enfants dont trois Normaliens, le père cadre supérieur chez ESSO et énarque. Comme l’auteur, celle qui raconte partage sa vie entre la France et les Etats-Unis. Etc…

D’ailleurs, et c’est ce qui dérange dans ce livre, on ne sait pas vraiment si c’est sa propre vie que Cusset raconte ou une vie fictive. La frontière entre un vécu que l’on devine lourd et la fiction, œuvre de l’esprit, semble ténue.

Un livre structuré entre deux parties très différentes, presqu’en rupture. La première partie, qui représente environ les deux tiers du récit, est une véritable critique assassine d’une famille en apparence bien sous tous rapports.

Sous des aspects rangés et policés, c’est un rapport amour-haine qui régit l’essentiel des relations entre les parents et leurs enfants. Des parents qui se détestent et qui maintiennent un semblant d’unité parce qu’il est impossible pour une JAF de divorcer et parce que le sexe tient un rôle prépondérant dans ce couple qui ne communique que par les cris, les accusations sans fondements du mari auxquelles l’épouse répond par un refuge permanent à l’écoute de France Culture sur cinq postes de radio à la fois.

Des enfants qui n’existent que par les résultats scolaires, la réussite sanctionnée par les meilleurs diplômes mais qui n’ont pas véritablement d’existence affective et qui vivent dans le stress permanent de l’insécurité créée par leurs parents.

Le ton est lourd, violent et évoque un besoin d’évacuation psychanalytique. Le récit en devient trop personnel ce qui en rend l’appropriation virtuellement impossible et impose une distanciation préjudiciable.

La deuxième partie est plus légère. Elle évoque les premières années et les prouesses de la grand-mère maternelle, avocate et juive, et qui sut échapper avec culot et sang-froid à la gestapo.

Comme souvent chez Cusset, l’affiliation juive constitue une trame indispensable et la mise en perspective à l’Histoire, celle de l’holocauste, est prépondérante.

Cette deuxième partie est aussi la moins réussie, la plus convenue. Elle manque d’allant et d’inspiration et contribue à encore plus déséquilibrer un récit jusqu’alors en équilibre précaire.

Il en résulte un livre globalement très décevant et qui hésite entre l’autobiographie au petit vitriol et le romanesque qui rate son envol. Bref, ce qu’on appelle un ratage.

Publié aux Editions Gallimard – 224 pages

22.10.11

Si ce livre pouvait me rapprocher de toi – Jean-Paul Dubois


Ce roman se situe dans la suite des romans de type « américain » de la production de JP. Dubois. Comme dans « Hommes entre eux », le roman se déroule en introduction en France, à Toulouse, et essentiellement dans le grand Nord Canadien.

Le personnage principal vit une époque de remise en question majeure. Il a appris quelque temps auparavant qu’il ne pouvait avoir d’enfants, son épouse l’a largué et il vit une séparation qui l’amène à tout remettre à plat.

Le récit est conduit à la première personne du singulier et est conçu comme une sorte d’autoanalyse a froid, une fois digérés les grands bouleversements engendrés par les découvertes successives que l’auteur fait sur lui et son père, décédé. Le narrateur est par ailleurs écrivain ce qui lui valait une forme de condescendance de la part de ses ex beaux-parents, américains.

Parce qu’il est en manque d’inspiration, en plein doute sur lui-même, le personnage principal décide de partir sur les lieux où son père a disparu brutalement en se noyant lors de l’une de ses parties de pêche sur un grand lac canadien auxquelles il consacrait l’intégralité de ses vacances.

Peu à peu, il va découvrir la vie cachée de son père et remonter sur ses traces. Il agit par impulsions successives, sans plan, se laissant guider par l’inspiration du moment, une suite de rencontres qui agissent comme autant de détonateurs pour l’amener à s’interroger sur ce qu’il est lui-même.

Le roman fait souvent penser à « Hommes entre eux » : même unité de lieu, même impact de la nature qui est au centre d’une vie rude (dans la neige dans « Hommes entre eux », sur l’eau et dans la forêt quasi impénétrable dans ce roman). Même recherche de l’être perdu (la compagne dans le roman le plus tardif, le père ici), même déchainement de violence. La scène de la chasse à l’arc de l’origan et le dépeçage qui s’en suit est d’un réalisme extraordinaire.

Mais ici, la violence est plus tournée vers le narrateur lui-même qui va se livrer à une traverser des bois profonds, réputés infranchissables pour prouver aux yeux d’un père absent et dissimulateur qu’il a eu tort de ne pas considérer son fils à sa juste valeur. C’est au prix de la faim, de la soif, de la souffrance physique, du délire entrainé par les fièvres que cette preuve ultime et tardive devra être arrachée. C’est le prix à payer pour se rapprocher du père omniprésent dans la pensée mais physiquement absent, pour obtenir son amour posthume.

Le livre possède un impact narratif et psychologique remarquable. Il est impossible de s’en extraire tant la logique d’un parcours pourtant si personnel vous prend aux tripes. Chaque découverte pousse encore plus loin les limites d’un personnage en reconstruction qui doit apprendre à s’assumer au sein d’un environnement personnel dont la réalité le percute.

Il en résulte un superbe roman, fort et qui marque le lecteur durablement. A lire impérativement !


Publié aux Editions de l’Olivier – 211 pages

8.10.11

La marche de Mina – Yoko Ogawa


Yoko Ogawa est considérée au Japon comme l’une des écrivains majeures contemporaines et a été récompensée de très nombreux prix littéraires prestigieux.

Son roman « La marche de Mina » se situe à part dans son œuvre jusque là centrée sur l’analyse minutieuse de la société nipponne. En effet, dans « La marche de Mina », c’est la cohabitation des cultures occidentales et japonaises qui est minutieusement étudiée, le regard d’une japonaise qui découvre le monde européen.

C’est par les yeux d’une femme mûre qui se remémore une année à part, passée chez son oncle et sa tante, du temps où elle avait une douzaine d’années que cette analyse va se dérouler.

Tomoko est orpheline de son père. Parce que sa mère, ouvrière textile, décide de suivre une formation pour améliorer sa situation, Tomoko est envoyée dans la famille de la sœur de sa mère. Une famille peu ordinaire, l’oncle étant japonais par son père et allemand par sa mère.

Son oncle est un entrepreneur actif et qui a réussi dans la fabrication et la distribution d’une boisson non alcoolisée. Il demeure, officiellement du moins, dans une superbe demeure à l’espagnole dans les montagnes. Cohabitent dans la maison trois générations, dont la grand-mère allemande. L’oncle, charmeur et attentif, disparaît fréquemment pour de longues journées, sans explication et sans que personne ne semble s’en formaliser. Nous comprendrons peu à peu ce que ses disparitions dissimulent.

Tomoko va bientôt prendre le rôle de la grande sœur de sa cousine Mina, asthmatique te de santé fragile.

C’est le parcours de ces deux adolescentes qui va être superbement mis en scène par Yoko Ogawa. Deux adolescentes qui s’apprivoisent, deux adolescentes qui vont découvrir peu à peu le monde des adultes, l’infidélité de l’oncle, les rapports ombrageux entre l’oncle et son fils parti étudié en Suisse. Mina est une jeune fille sensible qui collectionne les boîtes d’allumettes dans lesquelles elle dispose des histoires de son crû, inspirées des images de chacune des boîtes. Des histoires qui se déroulent dans un monde imaginaire, poétique, d’une sensibilité à fleur de peau. C’est une des prouesses de Ogawa que d’avoir su joncher son roman très travaillé de textes en apparence simples, en réalité d’une rare subtilité.

De façon très intimiste et pudique, l’auteur va décrire les rapports des hommes à la nature. Pour cela, elle fait appel à un hippopotame nain à la présence apaisante, discrète au sein du parc attenant à la maison et qui fut, un temps, un zoo en liberté. Un hippopotame domestique qui sert aussi de moyen de locomotion à Mina pour se rendre à l’école par des chemins escarpés. Un chapitre extraordinaire sur l’attente vaine d’une pluie d’étoiles filantes, au sommet d’une montagne constitue un monument littéraire. Il s’en dégage une poésie magique, les deux cousines allongées sur l’herbe, observant le ciel étoilé et écoutant l’hippopotame qui est du voyage, se baigner dans le lac en contrebas.

En observant les adultes, en se confiant l’une à l’autre, Mina et Tomoko vont peu à peu découvrir une sensualité naissante, la fascination des garçons, le poids des secrets. Elles vont aussi découvrir la brutalité du monde lorsque, supportrices de l’équipe de volley-ball nationale, les jeux olympiques de Munich vont être à jamais entachés des odieux attentats contre les Israéliens.

Au cours de cette année à part, Mina va marcher vers le monde des adultes, apprendre à surmonter sa santé fragile, se préparer à devenir une jeune femme autonome, réconciliée avec une famille en apparence unie mais profondément déchirée.

Un livre inouï de beauté, d’une rare sensibilité, magnifiquement écrit et traduit.

Publié aux Editions Actes Sud – 318 pages

1.10.11

Utérus business – Bernard Houot


Dans ce roman publié à compte d’auteur (voir ma note sur l’auteur dans « Assureur d’emploi » du même auteur), Bernard Houot nous invite à réfléchir sur ce que pourrait devenir une société parvenue à maîtriser toute la chaine de conception et de gestation d’embryons humains au point de proposer aux « parents » qui en feraient le choix un modèle d’enfant sur mesure, choisi sur catalogue, conçu artificiellement et se développant dans un utérus artificiel.

Pour ce faire, l’auteur imagine une petite histoire assez délirante, mi tragique mi comique, à travers laquelle seront abordés certains des aspects sociaux et des dérives potentielles prévisibles qu’une telle approche pourrait receler.

Tout commence par une classique histoire d’amour. Deux jeunes gens se rencontrent sur les bancs de la faculté. Ils se plaisent, flirtent, et parce que le garçon veut tout savoir de celle qu’il convoite et qui lui résiste pour l’éprouver, il va lui demander de raconter sa vie. C’est ainsi que nous découvrons que Grace, cette belle jeune femme métis et intelligente, a pour parents un couple d’artistes musiciens qui, depuis toujours, ont milité pour l’égalité des sexes et la plus totale liberté de choix dans la conception et la gestion d’enfants. Un militantisme qui alla jusqu’à ce que la femme biologique du couple soit considérée comme l’époux et l’homme biologique la femme, histoire d’afficher une stricte égalité sexuelle.

La vie de ce couple avant-gardiste, exubérant et libéral sera la parfaite illustration d’un monde où le mariage entre deux personnes de sexes opposés ne sera plus le socle de la reproduction de l’espèce. Un monde où, parce que les techniques de parthénogénèse et de manipulation génétique sont à ce point maîtrisées, la voie s’ouvre en grand à une exploitation mercantile et farouchement commerciale d’embryons humains fabriqués en faisant appel à des techniques de marketing de pointe au risque de se retrouver avec des stocks d’invendus dont il faudra bien faire quelque chose ou de se lancer dans de dangereuses dérives presque faustiennes ou beauté et santé s’échangent contre l’incapacité à se reproduire autrement que de façon artificielle histoire d’entretenir un business florissant.

Avec beaucoup d’imagination et pas mal de talent, Bernard Houot met en scène comment intérêts commerciaux et postures idéologiques vont s’affronter, comment la société, du moins pour sa frange la plus libérée et la plus aisée, fait exploser les limites traditionnelles de la famille, comment la tentation d’intégration d’un business qui va de la conception jusqu’à l’éducation va devenir de plus en plus forte au point que l’appât du gain finira, malgré tout, par provoquer la faillite d’une partie du système.

La force du livre tient dans la modération apparente de son propos car il ne s’agit pas ici de condamner a priori, au nom d’une morale ou d’une posture, mais de laisser voir en quoi les frontières de nos sociétés s’en trouveraient profondément ébranlées et d’imaginer un point d’équilibre dont les dérives, après s’être manifestées, en seraient finalement exclues. En donnant une approche positive des choses, en empruntant les traits d’un couple moderne et libéral, en gommant les contours de la surface apparente des choses, l’auteur nous invite en fait à voir le danger d’un monde qui, sous des apparences de bienveillance et d’ouverture, pourrait devenir aussi totalitaire et dangereux que celui imaginé par Huxley. Un monde qui deviendrait gouverné par la suffisance, le caprice, la mode, l’égocentrisme et l’individualisme sans penser en quoi que ce soit au prix que les générations à venir auront alors à payer. Un monde où l’homme pourrait, à tort, finir par se prendre pour Dieu et en payer le prix. C’est bien cela le vrai propos de ce roman.

Alors, malgré une qualité littéraire assez quelconque, le livre atteint son objectif : celui de nous interpeler en nous amusant et cela est déjà en soi une belle réussite !

Publié aux Editions Houot – 2009 – 303 pages

24.9.11

Une saison ardente – Richard Ford


La capacité de R. Ford à se réinventer est étonnante. Tant au plus du style que du fond. Chaque livre reste cependant une illustration de l’envers du décor du rêve américain et des multiples dégâts qu’il engendre sur celles et ceux qui ont cessé d’y croire ou en subissent les effets collatéraux.

Dans « Une saison ardente », un des romans les plus courts de l’auteur, nous voyons le monde par les yeux d’un adolescent de dix-sept ans.

Ce jeune homme vit jusque là une vie tranquille perdu au fond de l’état rupestre du Montana. Nous sommes dans les années soixante. Sa mère est femme au foyer, son père, professeur de golf.

Cet été là, le feu fait rage et ravage les forêts et taillis de toute la région, menaçant à distance la bourgade. Un feu qui va faire exploser le couple, en apparence uni, mais fondamentalement fragile.

L’incendie qui gronde est aussi celui qui va détruire un équilibre fragile, faire voir aux yeux de l’adolescent le monde terrible des adultes, un monde fait de mensonges, de tromperie, de duplicité, de conflits.

Malgré lui, il sera le témoin balloté d’une mère qui décide de prendre un amant en réaction à un mari, et père, qui, licencié, désœuvré, déstabilisé, va se lancer à corps perdu dans une lutte d’un incendie qui le dépasse.

L’évolution parallèle des flammes qui s’emparent du bois et des prairies et de celles qui détruisent méthodiquement un couple arrivé à bout de souffle, est saisissante. Elle compose la trame narrative et illustre le caractère prévisible, inarrêtable des forces qui sont en jeu.

L’adolescent ne peut que compter les points et fuir dans une stratégie qui vise à aimer ses deux parents malgré eux, en espérant que la débâcle va un jour cesser.

Car le feu est aussi un moyen de refertiliser les terres, de les apurer, de se débarrasser violemment de ce qu’il eût été trop lourd, trop long, trop coûteux de traiter unitairement.

C’est la vie de la classe moyenne semi-urbaine qui est ici mise en scène et des stratégies possibles pour survivre quand le travail manque, les liens se rompent, le coup de folie guette.

Un livre poignant et, comme toujours chez Ford, terriblement humain.

Edité aux Editions de l’Olivier – 219 pages

17.9.11

Assureur d’emplois – Bernard Houot


Bernard Houot est un ancien élève de Polytechnique, diplômé de Harvard, ex-cadre de Hewlett Packard et qui a occupé un poste de conseiller technique de Délégué Général de la Fondation Réussite Scolaire auprès du Maire de Lyon. Désormais à la retraite, il consacre une partie de son temps à publier à compte d’auteur des ouvrages de réflexion sur des problèmes fondamentaux de société. Il s’était d’ailleurs déjà fait remarquer en publiant un récit autobiographique « Cœur de Prof., l’année sabbatique d’un cadre sup dans l’enseignement scolaire, publié chez Calmann-Lévy en 1991 et Lauréat du prix Enseignement et Liberté.

Avec « Assureur d’Emplois », Bernard Houot tente d’apporter une réponse originale et fort bien argumentée pour traiter de façon déterminée et positive le problème du chômage qui met, à terme, en péril le fondement social de notre société française.

Partant du principe que Pôle Emploi est largement incapable de traiter convenablement les millions de dossiers qui s’accumulent et que cela conduit un nombre croissant de nos compatriotes à l’exclusion sociale et à la survie à force de mécanismes d’assistance sociale de plus en plus coûteux qui ne règlent rien au problème et à ses causes, il jette les bases d’une approche révolutionnaire dérivée de l’observation de ce qui s’est fait dans les pays nordiques et, en particulier, aux Pays-Bas.

Le fondement de sa proposition consiste à créer des assureurs d’emploi privés qui se substitueraient à Pôle Emploi, au moins en partie, et dont le seul objectif serait d’embaucher des chômeurs, leur garantissant un salaire défini sur la base de leurs compétences, afin de proposer cette force de travail aux employeurs en recherche de personnel. Le personnel dont ils auraient ainsi la charge serait assuré d’être rémunéré dans des conditions prédéterminées aussi longtemps que les deux conditions suivantes seraient remplies : acceptation de toutes les missions confiées, quelles qu’en soient la nature, la durée, la localisation ET absence de faute grave.

Le financement de ces assureurs serait alors garanti par les économies sociales effectuées (moins de personnel Pôle Emploi, moins de prestations sociales) et par le fait que les dirigeants de ces entreprises seraient les seuls à ne pas bénéficier d’une telle assurance devant de ce fait trouver des solutions pour placer leur personnel et dégager une profitabilité assurant la continuité de leurs activités. Par un mécanisme d’exonérations de charges sociales, ces travailleurs constitueraient alors une main-d’œuvre qualifiée, disponible, flexible, mobile et compétitive en matière de coûts ce qui serait, pour l’auteur, une garantie suffisante au succès de la manœuvre.

Méthodiquement Bernard Houot s’emploie à lister les objections qui ne manqueront pas de s’élever et d’y apporter des réponses argumentées, le plus souvent assez convaincantes, il faut bien l’avouer.

Sur le papier, le dispositif semble pouvoir fonctionner sous certaines conditions d’encadrement par les Pouvoirs Publics. Il est maintenant évident qu’une telle approche ne manquerait pas de soulever de violentes réactions dogmatiques et idéologiques dans notre pays devenu hyper-corporatiste et qui a instauré l’assistance sociale sans contrepartie en matière de traitement du chômage et de l’exclusion. Il est à parier qu’il faudrait un courage politique encore plus grand que celui nécessaire à l’inévitable, et encore bancale, réforme des retraites pour imposer ne serait-ce que quelques expériences pilotes avec des volontaires.

En tous cas, malgré certaines faiblesses d’argumentation ici ou là, (on pense en particulier à toute la partie concernant la revitalisation des zones en voie de désertification économique), nous ne pouvons que saluer l’initiative que les candidats à l’élection présidentielle seraient bien inspirés de lire et d’inscrire à leurs programmes. L’auteur invite d’ailleurs à souscrire à sa proposition. Espérons qu’il sera écouté au moins pour envoyer un message ! Notre pays doit changer et effectuer de radicales réformes au risque de sombrer…

Publié aux Editions Houot – 2011 – 150 pages

Vous plaisantez, monsieur Tanner – Jean-Paul Dubois


JP. Dubois est un auteur présentant de multiple facettes. Avec « Homme entre eux », que nous avions adoré, nous étions plongés dans un monde cruel, angoissant, bizarre, à la limite de la normalité. Un monde où la mort rodait avant de frapper.

Avec « Vous plaisantez, monsieur Tanner », c’est un style léger, drôle, alerte, vif qui est mis au service d’une histoire hilarante inspirée d’une situation réelle.

Celles et ceux qui ont été confrontés à des travaux un tant soit peu conséquents, faisant appel à des corps de métier divers et ennemis héréditaires, à des dépassements d’honoraires et de délais, se reconnaîtront immédiatement.

La réfection abyssale d’une vieille bâtisse reçue en héritage d’un oncle homosexuel donne le prétexte à un défilé de personnages et de situations hauts en couleurs. Nous suivons avec compassion et amusement les infortunes de ce Monsieur Tanner qui doit jongler avec des artisans tantôt incapables, souvent inconséquents, méprisants, racistes ou maniaques. Le tout aux plus grands frais avec des factures qui s’allongent indéfiniment, des surprises qui n’en finissent pas et qui poussent à une obsession compulsive d’en terminer enfin et à tout prix.

Le talent de JP. Dubois est d’avoir su camper, toujours en quelques traits, des personnages qui marquent. Nous croiserons un peintre qui se prend pour un artiste et joue des caprices de star, un couple gay impayable de gaillards du Gard à l’accent aussi mémorable que leur mise en pli, un électricien russe fou de Dieu et aux techniques très particulières, un chauffagiste déprimé et étourdi, un plombier précieux et sosie de Louis de Funès…

Les chapitres sont courts, très travaillés. La langue est fleurie, à l’image de celle parlée sur les chantiers. On sourit souvent, rit parfois aux éclats. J’avoue que le chapitre confrontant les plaquistes gitans à l’électricien russe m’a fait rire aux larmes !

C’est léger, talentueux, vrai et le livre se lit en une petite soirée.

A découvrir sans plus attendre (cela reste le plus grand succès de l’auteur).

Publié aux Editions de l’Olivier – 199 pages

10.9.11

L’heure magique de la fiancée du pickpocket – Anne Bragance


Si vous ne connaissez pas encore Anne Bragance, écrivain prolifique d’origine andalouse, née à Casablanca et bercée dans son enfance par un melting-pot de langues et de cultures, ce petit roman constitue une joyeuse opportunité.

Mme Bragance est une femme du Sud, du soleil, de l’expression imagée et où les mots s’entrechoquent, se disloquent pour se fondre dans une langue aux couleurs régionales. Une langue chaude, expressive, pleine d’humour et de grands sentiments.

Nous sommes ici à Marseille. Sans transition et sans introduction, ce qui peut surprendre, nous suivons Irina sur la cannebière. Il pleut. Irina met sa main dans son imperméable et son portefeuille a disparu. Par un raccourci saisissant, Irina est au bras du pickpocket et le suit dans un bistrot. Le jeune homme, par bravade parce que la fille est belle, lui propose de l’épouser. Parce que le jeune homme a de la prestance et qu’il a choisi de commander deux camparis, l’apéritif préféré d’Irina sans qu’il le sache, Irina accepte. Il ne sait pas que c’est le troisième mariage de la belle inconstante. Maxime tombe des nues, ne dit rien et voilà l’affaire conclue !

Enfin presque, car il faut que les deux futures belles-mères s’accordent. Et c’est là que l’auteur se déchaîne et donne libre cours à la puissance de sa langue.

La mère de Maxime est simple, fille du peuple. Elle élève seule ses trois enfants car, dans ce roman, les hommes sont souvent morts, absents, largués par des maîtresses femmes et figurent au second plan. Elle s’exprime dans une langue qui concatène les expressions toutes faites ce qui donne des résultats burlesques et aux résonnances merveilleuses. C’est les des principaux attraits de ce petit bijou.

Celle d’Irina est un véritable despote qui a enterré quatre maris, en tyrannise un cinquième et veut tout régenter.

Alors, bien sûr, elles vont s’affronter, se charmer, s’amadouer sous la vigilance discrète du beau-père d’Irina qui ne veut que le bonheur du couple.

Derrière cette intrigue simple, Anne Bragance a le don pour nous emmener dans un voyage enlevé dans la ville de la bonne-mère. Deux classes s’affrontent. Un couple contre-nature se forme qui érige ses propres lois, avant que de succomber aux attaques liguées des deux belles-mères.

Les rebondissements sont nombreux, l’écriture alerte et le rythme à l’avenant.

Le soleil chante, la parole est d’or. On sourit, on s’amuse, on oublie tout.

Au fond, que demander de plus même si ce n’est pas un roman majeur ?

Publié aux Editions Mercure de France – 141 pages

2.9.11

Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil – Haruki Murakami


Celles et ceux d’entre vous qui lisent régulièrement mes notes sur Cetalir savent le profond respect et la profonde admiration que je voue à Murakami que je considère comme l’un des plus grands écrivains de sa génération.

« Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil » fut publié au Japon en 1992, traduit et publié en France en 2003 uniquement. Comparé aux romans plus tardifs de Murakami, on y navigue dans un monde moins étrange, beaucoup plus proche du quotidien d’un Japonais moderne. Le côté presque fantastique, le balancement constant entre le réel et l’onirique n’y ont pas la prégnance que l’on trouvera par la suite dans les romans majeurs de Murakami.

Mais, il ne faut pas s’y laisser tromper. Derrière l’apparence de cette histoire d’amour qui peut paraître, à tort, un peu mièvre, Murakami nous réserve comme toujours une surprise. Celle d’un dénouement inattendu, d’une conduite inexplicable qui laissent un parfum de mystère et plongent acteurs et lecteurs dans l’étonnement mâtiné de doute.

« Au sud de la frontière » est le titre d’une chanson de jazz de King Cole, une chanson mystérieuse que Hajime, jeune garçon calme et sans histoire, et Shimamoto, une jeune fille mystérieuse et boiteuse, écoutaient ensemble avec une certaine fascination. Ils ne savaient rien de ce qui se passait dans ce sud évoquant le Mexique. Ils se rapprochèrent simplement car, au contraire de la plupart de leurs camarades, ils étaient tous deux enfants uniques et que la combinaison de leurs solitudes et leur passion commune pour la musique, écoutée en boucle au cours de longs après-midi, ne pouvaient que cimenter entre eux une attirance sur laquelle ils étaient encore incapables de mettre un nom.

Vingt ans plus tard, selon l’apparence d’un hasard, ils se retrouvent. Hajime est devenu un homme rangé, marié, père de deux petites filles. Il possède et gère deux boîtes de jazz tokyoïtes à succès (on notera le caractère autobiographique de ce personnage, Murakami ayant lui-même commencé en montant de telles boîtes de jazz avant que découvrir son talent pour l’écriture). De Shimamoto, on ne sait rien. Elle ne livre quasiment rien d’elle, apparaît aussi mystérieusement qu’elle disparaît, suscitant le désir d’Hajime qui, au fond de lui, a toujours rêvé d’elle, s’est toujours interrogé sur ce qu’elle était devenue.

Commence un lent ballet de séduction et de fascination réciproques, un jeu dangereux susceptible de faire voler en éclats la vie rangée, la réussite sociale d’Hajime. Un jeu que conduit Shimamoto, selon ses propres règles qu’elle révèlera peu à peu et une logique qui est celle de l’ouest du soleil en quelque sorte, cette maladie qui s’empare de ces paysans sibériens, travailleurs, appliqués, sérieux et qui, tout à coup, laissent tomber outils, travail et famille pour se mettre en route vers l’Ouest et marcher jusqu’à mourir d’épuisement, attirés par une lumière qui n’est rien d’autre qu’un mirage.

C’est précisément là que réside la force du roman de Murakami. On sait cette fascination entre ces deux personnages, on comprend que la vie d’Hajime ne peut que basculer, que la tentation est trop forte, que la raison ne l’emporte jamais sur la passion, qu’il ne peut résulter de tout cela qu’un horrible gâchis. C’est cette morbidité que l’auteur met particulièrement bien en scène avant que nous laisser haletant et captif sans réponse.

Un fascinant roman.

Publié aux Editions Belfond – 2003 puis réédité en 2010 – 224 pages

27.8.11

Fugitives – Alice Munro


Les femmes mises en scène dans ce recueil de nouvelles ont un point commun. Toutes ont laissé passer une occasion qui aurait pu changer du tout au tout la nature de leur vie. Certaines se sont enfuies de chez elles, délaissant un mari plus ou moins brutal, jaloux, de moins en moins attentif avant que d’être reprise par le remords, la peur du grand changement, la sensation de l’abîme potentiel qui les attend.

D’autres ont laissé filer leur enfant, après leur avoir consacré leur vie et leur attention, et n’ont maintenant plus la moindre nouvelle, se torturant l’esprit à leur construire un avenir dont elles ne savent rien, laissant filer les hommes qui auraient pu occuper leur veuvage.

Certaines encore ont été marquées par un coup du sort : un suicide inexpliqué et incompréhensible à peine une ébauche de conversation engagée. Ou bien la confrontation à un jumeau sosie de l’être aimé et qui ne savait rien d’une relation qui promettait de s’engager et dont la réaction inattendue et outrageante mit une fin brutale à ce qui n’était encore qu’une ébauche de vie meilleure.

Alors, toutes à leur manière devront faire face, menant leur barque seules pour certaines, cachant quelques amants de passage en s’abritant derrière une façade d’austérité. D’autres se réfugieront dans le mariage comme on fuit devant le danger, sans amour, sans réflexion, comme mue par une pulsion incontrôlable dont il est impossible de se rétracter.

Derrière chaque histoire se dissimule un caractère plus ou moins bien trempé, une vie plus ou moins bien assumée et toujours une fuite éperdue vers un ailleurs qui pourrait réserver le meilleur comme le pire, le plus souvent. Il y a rarement de l’insouciance dans ces huit nouvelles et c’est bien plutôt la composition qui y est décrite. Composer avec le chagrin, avec la perte, avec la solitude, l’incompréhension, le coup du sort, le hasard d’une rencontre.

Pourtant, malgré la qualité de ces histoires, jamais je ne me suis senti emporter par les récits qui tendent parfois à traîner en longueur, à mettre en scène de trop nombreux personnages, à basculer brutalement d’une époque à une autre. Sans doute aussi s’agit-il là de récits profondément féminins, intimistes, souvent irrationnels auxquels mon esprit trop cartésien reste en général imperméable.

Publié aux Editions de l’Olivier -2008 – 341 pages

19.8.11

La tour du guet – Ana Maria Matute

Ecrit dans une langue baroque, d’un raffinement extrême au point qu’elle frise parfois l’obscurité ou la pluralité de sens qui font écho à l’époque dans lequel le roman s’inscrit, ce livre hante et plonge son lecteur dans un univers aux antipodes de notre monde contemporain.


C’est en plein cœur du Bas Moyen-Age en des temps où la Chrétienté devait encore composer avec les anciens Dieux païens, les rois avec des baronnies plus ou moins autonomes et retorses et où la vie recelait de mille et un dangers que nous sommes transportés. Quelque part en Europe, aux confins de steppes immenses, de forêts où vibrent les légendes et les croyances en l’existence de créatures plus ou moins dantesques règne le baron Mohl sur une terre parcourue par un grand fleuve inquiétant et capricieux, traversée par un vent qui sème régulièrement terreur ou folie chez les hommes et les bêtes.


Dans ce monde inhospitalier et inquiétant vit un enfant de dix ans, dernier né improbable et inattendu d’un sénile vassal du baron, épuisé par les débauches, obèse et impotent à force d’abus de ce dont il ne cesse de priver ses vilains. Du monde, l’enfant ne connaît que la terreur de ce qui l’entoure. Celle inspirée par ses trois frères aînés, jaloux de cette naissance qui vient les priver d’une part d’un maigre héritage que le déclin du père laisse entrevoir, haïssant celui qui est né laid, d’une laideur repoussante et qui vit livré à lui-même. Eux ont rejoint Mohl pour être armés chevaliers, signe ultime de reconnaissance, élévation maximale envisageable. Des chevaliers impitoyables, véritables hommes de main d’un baron puissant et qui suscite convoitise, jalousie et crainte.


Terreur aussi que dit la face du Maître d’Armes, couturée de partout, et qui porte sur tout le corps le signe de la violence d’un monde dont la fureur se règle à coup de lourdes épées et de sanglants combats.


Terreur enfin quand il faudra rejoindre la cour de Mohl, au décès du père, pour devenir écuyer avant, peut-être un jour, d’être à son tour armé Chevalier. Car le monde de la cour, de ses intrigues, de ses jeux séditieux, de ses débauches avinées quand elles ne sont pas de plus ouvertement pédophiles n’en est pas moins dangereux que les coups dont il lui fallait se parer avant.


Arrivé laid, sale, à peine plus éduqué qu’un animal, l’enfant sera pris sous la coupe d’une baronne en qui il voit une ogresse et d’un baron qui décèle en lui l’incarnation des dieux anciens. Une éducation brutale comme les mœurs de l’époque, perverse comme les pensées qui habitent les puissants qui l’abritent, oscillant sans cesse entre l’espoir d’une rédemption et la peur constante, diffuse, animale d’être la proie des monstres, humains ou bestiaux, que cette époque gothique dégurgitait en flots bouillonnants.


C’est dans cet univers de folie rampante, de violence sourde mais régulièrement déchaînée, d’intrigues ourdies par la jalousie ou l’envie que nous entraîne la plume presque hallucinée de la grande romancière qu’est Ana Maria Matute. Une plume qui nous ballotte entre la vision du Mal à l’état pur et le cauchemar éveillé, qui fait surgir des scènes apocalyptiques mi-réelles mi-oniriques, qui produit les brumes pestiférées de l’enfer mental et réel dans lequel s’est enfermé cet enfant, devenu adolescent, que le manque d’amour a projeté dans une forme de violence totale, à l’état pur dont il sera impossible de sortir indemne.


On reste longtemps secoué par la noirceur de ce récit d’une maîtrise stylistique absolument époustouflante.


Publié aux Editions Phebus – 2011 – 236 pages