28.1.11

Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants – Mathias Enard


Un beau titre pour dire l’Orient, son faste, son mystère et ses tentations. Un titre tiré de l’introduction d’Au hasard de la vie de Keapling comme l’explique l’auteur dans sa postface. Un beau titre pour un très beau livre, aussi, un livre pour démontrer, une fois encore, que les limites de l’imaginaire sont infinies, qu’écrire est avant tout une affaire de style au service d’une histoire et d’une capacité à inventer à partir, parfois, d’un fil ténu.

Ici, Mathias Enard part du peu que l’on sait sur un fait historique. En 1506, Michel Ange débarque à Istanbul après avoir répondu à l’invitation de l’un des plus grands personnages de son temps, le Sultan Bajazet, l’Ombre de Dieu. De cela il subsiste quelques carnets abscons et des archives parcellaires, redécouvertes il y a peu.

En rupture momentanée avec l’irascible Pape Jules II qui refuse de lui payer ce qui lui est dû au titre des travaux en vue de la réalisation de sa tombe monumentale que l’on retrouvera plus tard à Saint-Pierre de Rome, Michel Ange, qui n’est alors encore qu’un sculpteur de génie, pas encore l’architecte qu’il deviendra quelque temps plus tard, se rend à Istambul pour y construire un pont. La maquette précédemment réalisée par son rival et aîné, Leonard de Vinci, révolutionnaire, n’eut pas l’heur de plaire au Sultan commanditaire. Au bout de plusieurs semaines d’un séjour passé à découvrir et tenter de comprendre un monde que tout oppose à celui de la Chrétienté intolérante d’alors, Michel Ange trouvera enfin l’inspiration et le trait emportant l’adhésion. Le pont commencera d’être bâti avant que de disparaître dans le tremblement de terre de Septembre 1509, sans jamais être repris après.

Avec un talent qui force l’admiration, Mathias Enard comble le vide entre le peu que l’on sait de la vie du grand artiste durant son court séjour à Constantinople. On est bercé au rythme de ses rêveries. On suit le trait de ses dessins inspirés par la rencontre des animaux d’Orient dans l’attente d’une inspiration qui tarde à venir pour un projet dont il ne maîtrise pas encore les techniques. On y rencontre les personnages qu’il y aura fréquentés et y découvre les intrigues que son audacieux projet ne manqueront pas de déclencher.

C’est un Michel Ange fasciné par l’Orient lascif que nous suivons, un homme chaperonné par le grand poète Mesihi lequel l’entraîne à la découverte de saveurs et de plaisirs nouveaux et inconnus. Un homme auquel se révèlent les premiers émois amoureux, lui qui fut le plus souvent chaste et homosexuel refoulé. C’est l’artiste génial mais asocial que nous observons avec un sens du détail, du véridique que l’étude par l’auteur de tout ce que l’Art a su produire d’extraordinaire entre ces deux moitiés de siècle et sa connaissance du monde moyen-oriental rendent totalement pertinent.

Michel-Ange, malgré le choc d’un séjour qui finira par mal tourner et une fuite peu glorieuse ourdie par un Pape pressé de retrouver son artiste, restera toute sa vie inspiré par l’observation précise des magnificences de la capitale turque.

C’est tout cela que nous donne à voir un auteur lui-même fort inspiré, à coups de petits chapitres, entrecoupés de traduction des lettres échangées avec ses frères, comme autant de scénettes pourléchées et sublimes d’un temps passé qu’il nous faut recomposer. C’est d’une rare beauté et d’un esthétisme à l’image de l’artiste qu’il dépeint. Un grand bravo !

Publié aux Editions Actes Sud – 2010 – 154 pages

22.1.11

Les chagrins – Judith Perrignon


Pendant des années, Judith Perrignon s’est consacrée à la page « Portrait » de Libération. Un exercice de style qui force à dire l’essentiel, à s’accrocher aux faits et à leur mise en relation pour comprendre le tracé d’une vie. Il y a un peu de cet exercice dans ce magnifique roman qui nous a enthousiasmé au point de le compter parmi nos chocs de l’année 2010.

Le portrait qu’il convient ici d’esquisser, car le sujet refuse à se laisser dessiner, saisir et comprendre, c’est celui d’Hélèna, une jeune femme qui vient d’être enfermée à la prison de la Roquette après le casse d’une bijouterie qui a mal tourné. Hélèna aura jusqu’au bout refusé de livrer le nom de son complice et amant ce qui lui vaudra une lourde peine de prison. Quelques mois plus tard, sans que personne n’ait décelé le moindre signe de grossesse, elle donnera naissance à une petite file, Angèle, qui sera aussitôt confiée à sa grand-mère Mila.

A partir de là, à travers les yeux de cinq spectateurs plus ou moins indirects, Judith Perrignon construit une lente et habile polyphonie pour tenter de nous donner à comprendre l’acte insensé d’Hélèna puis son mutisme et son refus à se laisser aimer une fois l’amant et le père de sa fille parti sans laisser d’adresse.

L’auteur prend le parti de laisser Hélèna enfermée dans son silence. Elle ne dira rien sur elle-même, rien sur l’homme qu’elle aima passionnément au point de le protéger quel qu’en fût le prix, rien sur cette petite fille que selon toutes les apparences elle n’aime pas et qu’elle tente, maladroitement, de protéger des hommes. A nous de deviner peu à peu par un travail d’enquête, en assemblant les pièces jusqu’à la toute dernière page.

D’Angèle nous entendrons la souffrance induite par l’absence d’amour d’une mère dure et froide. Nous en suivrons la quête hésitante du père qu’elle finira par débusquer, à force de ténacité, à Chagrin Boulevard aux Etats-Unis où il s’enfuit quarante ans plus tôt.

De Mila, nous lirons les regrets d’une vie de danseuse de cabaret de seconde zone, d’une beauté qui s’est fanée trop tôt, brisées par une grossesse non désirée d’un homme déjà absent. L’incompréhension d’une mère aussi vis-à-vis de sa fille qui lui brisa le cœur.

De Victor, le journaliste qui fut séduit par la beauté farouche d’Hélèna, muette dans le box des accusés et qui commit un article d’une liberté de ton et d’une grande qualité littéraire, nous suivrons la vie monotone aux côtés d’une femme disparue trop tôt. Une vie bouleversée par le rôle de receleur qu’on lui fit endosser malgré lui et que l’on découvrira peu à peu, substitut d’un père parti à jamais.

De Tom, le père, obscur saxophoniste, nous suivrons l’errance, hanté par la recherche de l’excellence et de l’inspiration sublime dans l’interprétation du jazz. Nous comprendrons aussi les regrets et l’amour qu’il éprouva toujours mais ne sut jamais dire.

Ces voix se croisent et s’entrecroisent dans un temps qui défile et un désir qui ne cesse de croître pour Angèle de comprendre cette mère insaisissable mais approchable maintenant qu’elle vient de décéder. Tout cela est dit avec une extrême pudeur, une tolérance infinie de la part d’êtres qui sont passés largement à côté de leur vie. C’est bouleversant et sublime !

Publié aux Editions Stock – 2010 – 204 pages

15.1.11

Une place parmi les vivants – Jean-Pierre Gattégno


Ce livre constitue une subtile allégorie sur la difficulté et la part de hasard dans cet exercice délicat et si personnel que constitue la création littéraire. Comment naît un livre ? De quoi se nourrit-il ? Quelle est la part d’imaginaire et la part autobiographique ? A partir de quand nous échappe-t-il ?

Ce sont autant de thèmes fondamentaux qui sont, une fois de plus, brillamment traités par un Gattégno qui sait de quoi il parle, lui qui enchaîne les succès littéraires et que nous avons eu souvent l’occasion de bloguer, en en pensant le plus grand bien, dans Cetalir.

Comme souvent chez Gattégno, c’est à des personnages un peu dérisoires, fragiles, mal à l’aise dans leur peau qu’il va faire appel pour illustrer avec humour et décalage les réponses qu’il propose aux questions qu’il nous pose.

Dès le départ, le ton est donné. C’est ouvertement que le lecteur se trouve interpellé sur ce qui fait qu’au bout de quelques phrases, on sent qu’on a envie de poursuivre ou non. « La bataille, souvent, se gagnait en deux phrases », nous dit-il et nous ne pouvons que souscrire, nous qui voyons défiler des centaines de livres par an et qui pouvons, la plupart du temps dire, sans risque de se tromper qu’un livre sera bon ou mauvais.

Celui-ci est bon, rassurez-vous. Pas le meilleur de Gattégno (nous préférons infiniment « Avec vue sur le royaume »), mais bon quand-même . Car, pour ne pas sombrer dans un assommant poncif philosophique, c’est à un petit roman policier décalé que nous sommes invités, aux péripéties facétieuses d’un écrivaillon qui végète chez « Romance » à écrire ou traduire des romans sentimentaux à la trame unique et dont le principal constituant est le copier-coller systématique.

La phrase qui ouvre le sésame lui sera soufflée par un personnage interlope, au visage quelconque mais qui se prétend le tueur en séries de femmes qui sévit impunément du côté de la place de Clichy, à Paris.

Cette phrase, haletante, interpellante, qui nous vaut une analyse amusée de Gattégno est la suivante : « Je suis l’enfant de la nuit médiévale et de la vie New-yorkaise. Un pont jeté entre deux abîmes .» Tout un programme, une promesse vers un ailleurs noir.

De là, notre écrivaillon, dix fois refusé comme écrivain mais qui a pourtant du talent, repéré par un malade mental qui rêve d’être publié sous un faux nom, va se voir proposer une offre non refusable.

Il reçoit les confessions du tueur en série et en déduit un roman à la gloire des origines prétendument aristocratiques de celui-ci. Un roman pour dire l’extase qui s’empare d’un tueur, l’importance de la petite enfance. Un roman pour justifier et réhabiliter un prétendu tueur.

Notre écrivain accepte et de là, sa vie va se trouver bouleversée.

C’est aussi une allégorie sur le « Maître et l’esclave » que Gattégno nous livre. Le commanditaire ne peut exister qu’à travers un tiers dont la réalisation ultime lui échappe car il est impossible d’écrire sans imaginer, se projeter, prendre en compte ce qui a fait ce que nous sommes devenus en tant qu’hommes. De là, une énorme distance peut survenir entre le livre rêvé par l’un, accouché par l’autre.

Ecrire, c’est aussi enfanter. Et comme l’arrivée d’un bébé dans une famille qui emporte une grande part d’harmonie sur son passage et bouleverse les habitudes des nouveaux parents, l’accouchement d’un livre ne s’accommode pas bien d’une compagne aussi stupide qu’elle est belle et qui croit que tout ce qui se passe dans sa vie est l’exacte translation de ce que son mec écrit chez Romance. Delà des situations fort cocasses qui valent leur pesant de cacahuètes !

Et un bon livre crée l’envie, la cabale, surtout quand l’auteur, par un concours de circonstances tragiques et drôles, finit par en devenir inconnu.

Certes, la trame est parfois un peu difficile à suivre, Gattégno s’amusant à nous semer dans des histoires parallèles dont on ne comprendra qu’à la toute fin qu’elles sont indispensables à l’œuvre.

Mais cette interrogation sur le sens fait partie de la démarche et nous y souscrivons sans réserve.

Alors, partez à la découverte de ce roman à part.

Publié aux Editions Calmann-Lévy – 238 pages

13.1.11

La carte et le territoire – Michel Houellebecq

Faites fi de vos éventuels préjugés sur un écrivain au parfum de scandale, aux accents méphistiques et glauques, à la propension à faire du vaste monde un lieu d’ubiquité de la dépravation sexuelle et morale. Voici, sans doute, le meilleur, le plus grand roman d’un auteur qu’on ne peut raisonnablement pas ignorer et dont on peut penser qu’il fera date dans la l’histoire de la littérature française. Pourtant, j’appréhendais cette lecture et l’avais remisée en fond de stock tant les derniers romans m’avaient heurté. Erreur, c’est un opus majeur, un roman fascinant et drôle, en un mot, un chef-d’œuvre !

Voici un roman qui prend un point de vue particulier et remarquable. Celui de son personnage principal, Jed Martin, artiste retiré en lui-même, dépressif et en proie au doute, incapable de s’aimer et de se faire aimer qui décide, un beau jour, d’organiser une exposition de photographies choc où la carte Michelin, objet de soins, concentré de minutie et d’intelligence, est le seul thème car la représentation du monde est plus intéressante que le monde lui-même comme l’aura découvert l’artiste presque par hasard. Une exposition choc qui lance la carrière d’un artiste à part.

De la photographie, Jed passera à la peinture des métiers, signant des tableaux puissants et évocateurs dont le point d’orgue sera celui mettant en scène Steve Jobs et Bill Gates comme deux visions antagonistes d’un futur technologique. Puis de là, le mixage de photographies et de vidéos dans des scènes hypnotiques où la nature reprend ses droits, où le monde retourne à son origine. Autant de représentations, de cartes d’un monde qui change sous nos yeux. Autant de prétextes pour organiser la trame romanesque d’un récit d’une grande subtilité et d’une complexité fascinante déroulée avec une maîtrise extraordinaire de son sujet par un Houellebecq au sommet de son art.

Chaque représentation du monde nous entraîne vers une vision de notre futur de plus en plus dépouillée, vers un monde qui revient à ses valeurs fondamentales, un monde où l’Europe s’est apaisée et réfugiée dans la célébration rurale et artistique, l’industrie lui ayant définitivement échappé au profit d’une Asie devenue dominante et dominatrice.

Cette carte est, bien évidemment avant tout, celle de son auteur dont on peut penser que les autoportraits sont omniprésents dans un récit aux multiples clés de lecture. C’est un homme apaisé que nous décrit l’écrivain, un homme qui a chassé l’obsession de ses pulsions sexuelles, un homme qui s’est retiré en soi, loin du bruit et des paillettes d’une jet-set dont un tableau peu reluisant nous est livré en particulier au moment d’un réveillon dans l’hôtel particulier de JP Pernaud.

En effet, tout laisse à penser que Jed est une représentation de l’auteur, celle d’un homme qui a su, sait et saura renoncer pour explorer de nouveaux champs de plus en plus épurés, de plus en plus denses aussi. Un homme qui a renoncé à l’amour physique, à l’amitié, sans famille, irrémédiablement seul, en proie au doute, sachant peu communiquer en dehors de son champ artistique.

Mais c’est aussi Houellebecq lui-même, omniprésent dans un récit surprenant, représentation dérisoire de lui-même. Un être recherchant la solitude, retiré en Irlande puis dans son village natal du Limousin. Un homme vivant dans le dépouillement, une sorte d’ascète asocial un peu rebutant, réfugié dans la consommation outrancière de l’alcool et de charcuterie, n’ayant pour compagnon que son chien et ses pages manuscrites qu’il recèle jalousement.

C’est aussi le commissaire de police qui viendra enquêter sur l’assassinat sauvage de l’écrivain (nous envoie-t-il un message pour dire que ce roman conclura son œuvre à jamais ?), personnage taciturne et résigné parce qu’il en a trop vu, parce qu’il est à l’aube de se retirer lui aussi dans une méchante bicoque isolée en Bretagne pour y couler une retraite coupée du monde.

C’est sans doute un peu, aussi, le chien de ce policier et de son épouse, Michou, victime d’une malformation congénitale qui l’empêchera d’éprouver la moindre pulsion et de se reproduire, condamné à vivre du regard et de l’amour de ses seuls maîtres.

Houellebecq signe donc ici un roman absolument magique, lent et un peu nostalgique, apaisé sans toutefois délaisser une capacité effroyable d’efficacité à régler quelques comptes, et aussi un roman à tiroirs. Un livre à lire et à relire car il n’a pas fini de nous révéler de multiples interprétations.

Publié aux Editions Flammarion – 2010 – 450 pages

7.1.11

Purge – Sofi Oksanen


Premier roman publié en France de Sofi Oksanen, best seller en Finlande, pays d’origine de l’auteur, vendu à 150000 exemplaires dans un pays qui compte 5 millions d’habitants, « Purge » a frappé un grand coup et très vite retenu l’attention des critiques en France. De fait, il remporta presque immédiatement le Prix du roman Fnac avant que de se voir attribuer le Prix Femina Etranger.

« Purge » est un roman sur la honte et la peur, ces deux piliers des régimes totalitaires. Honte des femmes violées avec toute la brutalité nécessaire par des hommes qui, parce qu’ils détiennent armes et une once de pouvoir, n’ont d’autres objectifs que d’abuser des femmes laissées seules par les maris arrêtés, morts ou envoyés au front, histoire d’asseoir leur autorité, inspirant honte te peur à leurs victimes, marquées à vie. Peur qui habite tout un chacun quand tous les murs ont des oreilles, que le moindre voisin, la plus vague connaissance peut vous envoyer en déportation sur dénonciation pour le motif le plus fallacieux, rarement exempt d’arrière-pensée personnelle.

Honte et peur sont définitivement les sentiments qui habitent ces deux femmes qu’a priori tout opposait. Lorsque Aliide, une vieille femme qui habite seule une ferme isolée d’Estonie, découvre Zara un beau matin de 1992, allongée dans la cour de sa ferme, elle pense d’abord à un guet-apens. Un appât pour la forcer à sortir, pour que les voleurs qui rodent sans cesse s’emparent de tout ce qui peut l’être.

Bien vite, Aliide réalisera qu’il n’en est rien et ces deux femmes vont apprendre à s’apprivoiser en même temps que les ouvenirs des deux générations qui les séparent remontent à la surface.

La honte, Aliide l’a connue lorsqu’elle fut arrêtée arbitrairement par la milice russe, une fois l’Estonie libérée de l’occupation allemande et passée sous la celle de Staline. Portant un panier de champignons, elle fut accusée de nourrir les bandits séparatistes, violée, laissée dans un fossé. Violée, elle le fut encore, ainsi que brutalisée physiquement et psychiquement, lorsque, avec sa sœur Ingrid et sa fille, elle fut accusée de cacher son beau-frère Hans.

La honte, Zara, l’a bue jusqu’à la lie. Elle se fit naïvement entraîner par la mafia russe à Berlin où elle fut contrainte à la prostitution la plus servile, battue, recousue sans cesse, filmée et photographiée pour la faire chanter, lui instiller la peur permanente d’être dénoncée à sa famille qui la croit à l’abri de tout, à l’Ouest.

A travers le parcours de ces deux femmes que nous allons progressivement découvrir, l’auteur dévoilant avec astuce et suspens des petits pans des secrets de famille, c’est l’histoire de l’Estonie qui se déroule sous nos yeux. Celle d’un petit pays qui fut balloté entre la Suède, l’indépendance, gagnée puis reperdue, pour finir placée sous le joug de fer de l’URSS Stalinienne. Un pays trop pauvre pour intéresser l’Ouest encore maintenant qu’elle a retrouvé son indépendance. Un pays dévasté par les déportations en Sibérie aux fins de mater toute velléité de faire séparation. Un pays tyrannisé par les milices tchékistes, sacrifié systématiquement au profit de Moscou.

Un pays où chacun manipula l’autre pendant longtemps comme nous finirons par le comprendre dans les ultimes pages de ce roman qui nous entraîne sur tout un vingtième siècle de fureur et de folie, de violence faite à ses habitants et à ses femmes. Difficile d’en sortir indemne comme nous le montre l’histoire croisée d’Aliide et de Zara, témoins et victimes malgré elles.

Un livre choc, à lire absolument.

Publié aux Editions La Cosmopolite Stock – 2010 – 400 pages

3.1.11

Absolument débordée – Zoé Shepard


« Absolument débordée », une expression magique pour décrire l’agitation inutile et sans fondement qui caractérise la plupart des membres de cette Mairie que l’auteur nous décrit de l’intérieur. Une expression destinée à faire croire aux chefs, aux élus, aux politiques que non seulement les dossiers avancent, que l’administration fait un incroyable travail mais, aussi et surtout, qu’il faut sans cesse ajouter de nouveaux fonctionnaires et de nouveaux stagiaires pour faire face à une charge de travail considérable.

Poudre aux yeux, bien sûr, destinée aussi à faire mousser les intrigants. Zoé Shepard est bien placée pour nous conter l’incroyable foutoir qu’est la Mairie dans laquelle elle a abouti. Après huit ans d’études, titulaire du diplôme d’Administratrice Territoriale, le graal, elle pensait produire un travail utile et concret, au service de l’intérêt général.

Or ce ne sont que flagornerie, incompétence, gabegie qu’elle va rapidement constater. Le mot d’ordre semble être la paresse généralisée au service d’une bêtise incommensurable, à croire que tous les incompétents de la terre ont échoué là-bas. Seule compte l’inféodation à un Maire corrompu au dernier degré, la parentèle et les maîtresses occupant les postes clé. Toute tentative pour faire aboutir un dossier par la simple application des règles de bon sens se heurte à une capacité systématique des petits chefs de service et de la cohorte de l’Elu à tout faire tourner en eau de boudin.

Zoé Shepard vide ici un sac que l’on comprend être beaucoup trop plein. Elle le fait avec une dose d’humour caustique au second degré assez décapant et qui a su nous tirer des rires réguliers tant les situations sont, malheureusement, cocasses et navrantes de bêtise. Cependant, à vouloir ne décrire que ces fleuves de nullité qui débouchent sur un océan d’attentisme et de gâchis, le tableau tend à perdre de son impact. Car il y a forcément des hommes et des femmes qui travaillent et il n’y est fait que très marginalement allusion ici ou là. Lorsqu’en outre l’auteur s’en prend parfois aux caractéristiques physiques des personnes qu’elle dépeint, on frise alors la méchanceté pure et simple ce qui fera, de fait, de ce récit une simple parenthèse amusante mais pas un témoignage suffisamment factuel et neutre pour en conclure que l’administration dans sa totalité est à l’image de la description apocalyptique qui en est faite ici. Même si nous sommes convaincus, pour avoir été confronté comme tout citoyen à des situations parfois ubuesques, qu’il existe des marges de productivité et d’efficacité gigantesque, ne serait-ce que par la simplification radicale de notre système. En empilant, commune, communautés de communes, département, région et Etat central, sans compter une Europe omniprésente, on ne peut qu’engendrer un monstre inefficace et coûteux. A quand donc le courage politique d’une grande, profonde et radicale réforme de l’Administration ? C’est la question sous-jacente de ce pamphlet.

Publié aux Editions Albin Michel – 2010 – 301 pages

2.1.11

Sukkwan Island – David Vann


Il faut avant tout saluer ici le remarquable travail de la petite maison d’édition bretonne Gallmeister. Il fallut du nez à son fondateur et directeur pour dénicher un manuscrit, vendu à seulement huit cents exemplaires aux Etats-Unis, malgré une critique élogieuse du New York Times, puis distillé sous forme de nouvelles. Le résultat est d’autant plus bluffant qu’il s’agit là d’un premier roman, largement inspiré d’éléments autobiographiques. Au final, un carton, le livre s’inscrivant très vite dans les meilleures ventes de la rentrée littéraire 2010 et le couronnement du Prix Médicis Etranger 2010. Rien que cela !

Il est peu de dire que ces succès sont amplement mérités. « Sukkwan Island » fait partie de ces livres qui marquent à vie car il est impossible d’en ressortir indemne tant l’histoire vous prend aux tripes avec un basculement inimaginable, en page 113, qui entraîne le livre dans une noirceur sublime, une descente vers l’enfer physique et psychologique d’un personnage névrosé, suicidaire et qui a raté systématiquement tout ce qu’il a entrepris jusqu’ici dans sa vie.

En suivant l’aventure de ce père qui entraîne son jeune fils de treize ans dans cette petite île déserte du Sud de l’Alaska pour y passer un an, en vivant comme les pionniers dans une cabane de rondins d’un confort plus que sommaire, on s’interroge sur les motivations d’un père que l’on ne tardera d’autant moins à qualifier d’inconscient que son niveau de préparation mentale, physique et logistique frise la sanction psychiatrique.

Un père que sa passion pour les femmes et son incapacité à savoir les aimer normalement vont entraîner dans les pires turpitudes pour lui et son enfant qui observe, malgré lui, la destruction progressive de l’image d’un père censée être idéale, presque déique. De cela, on ne peut sortir indéfiniment indemne.

Plus le récit progresse et s’enfonce dans la noirceur, plus la désespérance est grande, plus le tragique vous prend à la gorge. Je n’ai pu m’empêcher de faire le parallèle, tout au long du roman, avec deux icônes qui mettent, elles aussi, une paire d’hommes confrontés à la nature et à l’hostilité d’un monde que leurs propres peurs ne font qu’exacerber. Il y a de « La Route » et du « Délivrance » dans ce roman d’un nouveau maître qu’est David Dann. C’est dire le niveau d’un manuscrit qui, cependant, porte sa propre profondeur tragique, sa propre destruction sans la devoir à personne. Plus le récit progresse, plus la lumière s’éteint comme cet hiver qui s’installe et noie tout dans le froid et la neige, la nuit devenue propice à l’exultation des plus basses turpitudes.

On est pris à la gorge d’un récit qui serre son étreinte jusqu’à la dernière ligne, admirablement écrit, admirablement construit. Un chef-d’œuvre.

Publié aux Editions Gallmeister – 2010 – 192 pages

Adieu 2010, place à 2011.

Quelques mots pour terminer une année qui fut, nous semble-t-il particulièrement riche au plan littéraire. Certes, la rentrée littéraire fut à l'image de notre société avec des livres à la tonalité noire, souvent inquiétante voire proche d'un certain désespoir, au mieux d'un grand pessimisme. Mais les livres y ont gagné en densité et en qualité comme vous pourrez en juger dans les notes publiées, ou à venir prochainement, sur les principales parutions de la fin de l'année 2010.

En décembre, malgré les fêtes, le traffic sur le blog resta élevé avec 2310 pages consultées. Je suis cependant toujours surpris de voir figurer dans le trio de tête Le premier homme d'Albert Camus, suivi de Magnus de Sylvie Germain et des Chaussures italiennes de Henning Mankell. Viennent ensuite deux nouveaux entrants pour deux très bons livres avec Eldorado de Laurent Gaudé et le témoignage choc de Brigitte, la SDF, qui nous dit J'habite en bas de chez vous.

Il me reste à vous souhaiter une excellente année 2011, pleine de découvertes littéraires. Cetalir en regorge, alors n'hésitez pas !