22.1.11

Les chagrins – Judith Perrignon


Pendant des années, Judith Perrignon s’est consacrée à la page « Portrait » de Libération. Un exercice de style qui force à dire l’essentiel, à s’accrocher aux faits et à leur mise en relation pour comprendre le tracé d’une vie. Il y a un peu de cet exercice dans ce magnifique roman qui nous a enthousiasmé au point de le compter parmi nos chocs de l’année 2010.

Le portrait qu’il convient ici d’esquisser, car le sujet refuse à se laisser dessiner, saisir et comprendre, c’est celui d’Hélèna, une jeune femme qui vient d’être enfermée à la prison de la Roquette après le casse d’une bijouterie qui a mal tourné. Hélèna aura jusqu’au bout refusé de livrer le nom de son complice et amant ce qui lui vaudra une lourde peine de prison. Quelques mois plus tard, sans que personne n’ait décelé le moindre signe de grossesse, elle donnera naissance à une petite file, Angèle, qui sera aussitôt confiée à sa grand-mère Mila.

A partir de là, à travers les yeux de cinq spectateurs plus ou moins indirects, Judith Perrignon construit une lente et habile polyphonie pour tenter de nous donner à comprendre l’acte insensé d’Hélèna puis son mutisme et son refus à se laisser aimer une fois l’amant et le père de sa fille parti sans laisser d’adresse.

L’auteur prend le parti de laisser Hélèna enfermée dans son silence. Elle ne dira rien sur elle-même, rien sur l’homme qu’elle aima passionnément au point de le protéger quel qu’en fût le prix, rien sur cette petite fille que selon toutes les apparences elle n’aime pas et qu’elle tente, maladroitement, de protéger des hommes. A nous de deviner peu à peu par un travail d’enquête, en assemblant les pièces jusqu’à la toute dernière page.

D’Angèle nous entendrons la souffrance induite par l’absence d’amour d’une mère dure et froide. Nous en suivrons la quête hésitante du père qu’elle finira par débusquer, à force de ténacité, à Chagrin Boulevard aux Etats-Unis où il s’enfuit quarante ans plus tôt.

De Mila, nous lirons les regrets d’une vie de danseuse de cabaret de seconde zone, d’une beauté qui s’est fanée trop tôt, brisées par une grossesse non désirée d’un homme déjà absent. L’incompréhension d’une mère aussi vis-à-vis de sa fille qui lui brisa le cœur.

De Victor, le journaliste qui fut séduit par la beauté farouche d’Hélèna, muette dans le box des accusés et qui commit un article d’une liberté de ton et d’une grande qualité littéraire, nous suivrons la vie monotone aux côtés d’une femme disparue trop tôt. Une vie bouleversée par le rôle de receleur qu’on lui fit endosser malgré lui et que l’on découvrira peu à peu, substitut d’un père parti à jamais.

De Tom, le père, obscur saxophoniste, nous suivrons l’errance, hanté par la recherche de l’excellence et de l’inspiration sublime dans l’interprétation du jazz. Nous comprendrons aussi les regrets et l’amour qu’il éprouva toujours mais ne sut jamais dire.

Ces voix se croisent et s’entrecroisent dans un temps qui défile et un désir qui ne cesse de croître pour Angèle de comprendre cette mère insaisissable mais approchable maintenant qu’elle vient de décéder. Tout cela est dit avec une extrême pudeur, une tolérance infinie de la part d’êtres qui sont passés largement à côté de leur vie. C’est bouleversant et sublime !

Publié aux Editions Stock – 2010 – 204 pages