26.3.11

En censurant un roman d’amour iranien – Shahriar Mandanipour


L’humour et l’autodérision sont décidément des armes irrésistibles pour s’élever contre l’intolérable. Shahriar Mandanipour en fait avec son dernier roman un usage habile et pertinent pour dénoncer de façon subtile les dérives et la folie despotique du régime tyrannique iranien. Shahriar Mandanipour connaît bien son sujet, s’étant vu interdire de publication dans son pays natal et contraint à émigrer aux Etats-Unis où il réside et écrit désormais.

Imaginons donc un instant un auteur, iranien, à qui viendrait l’improbable idée d’écrire et de publier un roman d’amour en Iran. En quoi, me direz-vous, cela constitue une hypothèse improbable ? Tout simplement parce que le régime islamiste despotique a eu pour première préoccupation de concentrer le pouvoir dans les mains de quelques exaltés dont le premier objectif fut, et reste, d’asservir les femmes en les recouvrant d’étoffes pour mieux les dissimuler à leurs fantasmes, à leurs désirs obscurs. Parce que le régime autoritaire, sous le prétexte fallacieux de ne point offenser la religion musulmane tournée en dogme, écornée en dictats absolus, s’efforce de contrôler toute velléité contestataire en ayant mis en place un bureau de censure sous les fourches caudines duquel il faut en passer si l’on veut être publié.

Dans ces conditions, face à une pruderie de façade et aux dérives d’une interprétation sans cesse plus restrictive, il est bien improbable de pouvoir publier une histoire d’amour entre deux jeunes gens, le contact direct entre les deux sexes étant soumis à un contrôle absolu dans le but de conserver les jeunes femmes vierges et soumises aux mâles dominants.

Notre écrivain fictif, dont il n’est pas difficile de reconnaître les traits de l’auteur lui-même, s’arrache donc les cheveux au fur et à mesure que son intrigue progresse. Chaque phrase, chaque mot sélectionnés font l’objet de toute son attention, le forçant consciemment ou non à une auto-censure qui rend le récit volontairement ridicule et vide de sens. La force de Shahriar Mandanipour est de saisir la progression chaotique d’un pseudo roman pour donner prétexte à des commentaires libres, véritable expression de la pensée du pseudo auteur, sur ce qui fait la faillite totale d’un peuple qui, un temps, domina le monde par sa culture avant que de ne cesser de faire l’objet des multiples remous de l’Histoire.

Tout cela est écrit avec une grande profondeur, une dose incroyable d’humour en forme d’auto-dérision et nous donne à voir ce que les organes officiels se gardent bien de conter. Une société corrompue, à bout de souffle, secouée dans des spasmes de révolte mâtée dans la violence et les arrestations arbitraires ; un monde de débrouille et de contournements ; un souci constant, entropique, pour ceux qui détiennent le pouvoir d’en faire un usage à leur seul profit ; un monde d’hommes frustrés, surveillés en permanence et à la merci de la moindre dénonciation ; une société qui s’appauvrit un peu plus chaque mois et dont les élites ont fui. Le message passe d’autant mieux qu’il s’inscrit en faux, en creux négatif, d’un pseudo roman censé finalement mettre en avant la réussite d’un régime condamné d’avance à tomber.

C’est remarquablement fait, terriblement efficace, et malgré le tragique de la situation, l’auteur sait nous arracher des saccades de rires et de sourires. Un très grand bravo !

Publié aux Editions du Seuil – 2010 – 406 pages