10.4.11

Naissance d’un pont – Maylis de Kerangal


Déjà, avec « Corniche Kennedy » (que nous avions beaucoup aimé et dont vous trouverez la note sur Cetalir), Maylis de Kerangal nous avait fait entendre sa petite musique personnelle. Déjà, des vertiges avec ces sauts de plus en plus périlleux d’adolescents défiant les dangers et les autorités. Déjà, un besoin de dépassement, de réalisation de la part d’êtres plus ou moins à la dérive et dont la réalisation nécessite l’apparition d’un chef charismatique et un peu brutal.

On retrouve pour beaucoup ces ingrédients dans « Naissance d’un pont » mais avec une ambition nettement plus marquée de la part de l’auteur qui a indéniablement gagné en autorité et en maturité littéraire.

Comme elle aime à l’expliquer dans les nombreuses interviews que l’obtention du Prix Médicis 2010 lui a permis de donner, ce qui a d’abord motivé son livre est le défi technique, à savoir la capacité à s’approprier le vocabulaire technique et la compréhension cohérente des grands principes de mécanique et de résistance de matériaux qui président à l’édification d’un ouvrage technique et titanesque tel que ce pont gigantesque dont il est ici question. Il semble que ce défi ait été atteint.

Mais de façon plus intéressante, derrière l’édification de ce pont construit dans la ville imaginaire de Coca, sorte de San Francisco mâtinée de Calgary et de Vancouver, grosse ville côtière en bordure d’une forêt dense autrefois peuplée de peuplades indiennes, c’est de la vie de celles et ceux qui sont au cœur de ce chantier fourmillant, infernal par ses défis techniques, démentiel par ses contraintes de temps, toujours à la limite du fait des tensions financières, dont il est question.

Ils sont venus en nombre de Seine Saint-Denis, d’Anchorage, de Detroit et de Paris, ils attirent à eux une main-d’œuvre locale prête à tout pour subsister et donner un sens à une vie d’exclus. Ils ont toutes et tous quelque chose à se prouver ou un secret, une tare à cacher au milieu d’une fourmilière où l’individu disparaît au profit du collectif.

Alors cette masse et cette manne attirent bien sûr son lot de profiteurs et de filles faciles, de tripots où exulter et exsuder son stress. La jalousie malveillante est aussi à l’œuvre de la part des profiteurs d’un temps passé que ce pont jeté entre deux rives comme un passage à l’ère moderne, une ouverture d’une ville jusqu’ici recluse vers l’ailleurs projette vers un avenir moins rieur. Souvent, les conflits s’y règlent à coups de poings ou de couteaux, à l’autorité naturelle d’un chef qui a passé sa vie sur les chantiers, qui jamais ne s’est fixé quelque part, toujours en quête d’un nouveau défi.

Tout cela nous est narré dans une langue survoltée, exaltée, d’une hyperbolique richesse, aussi titanesque que l’ouvrage qui peu à peu se déploie sous nos yeux ébahis. C’est la grande force, mais aussi parfois, il faut le reconnaître, la limite de ce roman envoûtant. On sent ici ou là l’auteur à la limite de sa maîtrise stylistique, comme trop préoccupée d’un effet littéraire en multipliant les dérivations, les mots rares, les images inattendues au point de rendre la lecture de certaines séquences peu fluides, presque incompréhensibles parfois. On le lui pardonnera cependant et la félicitera pour ce franchissement dans son œuvre, un pont vers la renommée littéraire.

Publié aux Editions Verticales – 2010 – 317 pages