2.5.11

Le tyran éternel – Patrick Grainville


Grainville aime le paroxysme, et n’est jamais aussi à l’aise que dans l’exubérance des situations qu’il imagine surtout si elles mettent aux prises des personnages entiers, sans retenue, impliqués viscéralement dans la recherche d’une jouissance.

En choisissant de se lover dans la peau du despote ivoirien décédé Houphouët-Boigny, il trouve décidément une figure à la hauteur de ses ambitions. Une figure tutélaire qui devient alors un prétexte naturel à donner libre cours à sa plume luxuriante, gorgée de sève, de vie et de sperme car, comme toujours chez Grainville, l’amour, surtout s’il est hyperbolique voire contre nature, s’il casse les codes et provoque, devient l’enjeu d’un déferlement d’une prose abasourdissante et qu’il convient d’applaudir à tout rompre.

L’intrigue est au fond parfaitement secondaire. Derrière cette petite tribu de personnages hors du commun qui cherche à défendre une petite réserve animalière de la spéculation immobilière et des pots de vin gouvernementaux, se cache avant tout un microcosme pour dire l’agitation de l’Afrique, ses contradictions entre une volonté d’émancipation, d’Ivoirité ici, concept inventé par le successeur de celui qui se fit appeler le Bélier, et sa dépendance encore vitale des anciens pouvoirs colonisateurs.

Des personnages qui passent alors leurs temps à comploter à distance contre la mémoire du Tyran qui voulut planter sa grandeur pour l’éternité dans l’érection de la plus grande Basilique du monde, plantée au beau milieu d’une capitale, Yamoussokro, qui peine à attirer son monde. Une église aussi gigantesque que froide, vide de Dieu et devenant le prétexte à gausser à distance la mégalomanie d’un homme qui régna sans partage pendant quarante ans sur un pays dont il fit son bien propre.

Des personnages aussi qui ont pour préoccupation principale de se lancer à corps perdu dans des parades amoureuses complexes et dangereuses, car la violence de l’amour ne peut bien s’exprimer que dans la violence des situations et la dose de dangerosité qu’elles contiennent. De fait, le livre est truffé de descriptions hallucinantes et inspirées de parties de jambes en l’air à faire pâlir les scénaristes les plus vicieux de films X. Mais tout cela est conté avec une telle licence poétique, avec un tel talent, une telle capacité de renouvellement qu’on se laisse guider à distance dans cette félicité.

Il semble au fond que la seule préoccupation des hommes et des bêtes ici mises en scène soit de se livrer à un combat permanent qui vise à faire plier l’autre et à assouvir les femelles au désir intarissable des mâles en rut. L’amour devient alors terrifiant et grotesque à l’image des scènes dantesques que nous livre l’auteur lorsqu’il entreprend de nous relater le coït incandescent d’un éléphant entravé dans la cage en fond de cale qui le transporte vers la réserve qu’il doit rejoindre ou la domination carnassière du grand crocodile qui, telle la réincarnation de Houphouët-Boigny, règne en maître absolu sur un harem de femelles qu’il protège en étripant avec la plus totale brutalité les jeunes mâles qui s’aviseraient de lui contester sa suprématie.

On se laisse mener avec une énorme contentement dans ce roman brûlant comme le soleil d’Afrique, mortel et violent comme les fourmis mangas qui dévorent tout sur leur passage, hyperbolique comme la langue des griots et des poètes africains, amoral comme cette recherche permanente de profit personnel qui semble gouverner une bonne part de cet antique continent. Quand, en outre, on y voit passer Gbagbo et Ouassara, on comprend mieux la terrible guerre civile qui vient de secouer ce beau pays. Et pourtant, le livre fut écrié, acte prémonitoire, il y a treize ans…

Publié aux Editions Seuil – 1998 – 284 pages