27.8.11

Fugitives – Alice Munro


Les femmes mises en scène dans ce recueil de nouvelles ont un point commun. Toutes ont laissé passer une occasion qui aurait pu changer du tout au tout la nature de leur vie. Certaines se sont enfuies de chez elles, délaissant un mari plus ou moins brutal, jaloux, de moins en moins attentif avant que d’être reprise par le remords, la peur du grand changement, la sensation de l’abîme potentiel qui les attend.

D’autres ont laissé filer leur enfant, après leur avoir consacré leur vie et leur attention, et n’ont maintenant plus la moindre nouvelle, se torturant l’esprit à leur construire un avenir dont elles ne savent rien, laissant filer les hommes qui auraient pu occuper leur veuvage.

Certaines encore ont été marquées par un coup du sort : un suicide inexpliqué et incompréhensible à peine une ébauche de conversation engagée. Ou bien la confrontation à un jumeau sosie de l’être aimé et qui ne savait rien d’une relation qui promettait de s’engager et dont la réaction inattendue et outrageante mit une fin brutale à ce qui n’était encore qu’une ébauche de vie meilleure.

Alors, toutes à leur manière devront faire face, menant leur barque seules pour certaines, cachant quelques amants de passage en s’abritant derrière une façade d’austérité. D’autres se réfugieront dans le mariage comme on fuit devant le danger, sans amour, sans réflexion, comme mue par une pulsion incontrôlable dont il est impossible de se rétracter.

Derrière chaque histoire se dissimule un caractère plus ou moins bien trempé, une vie plus ou moins bien assumée et toujours une fuite éperdue vers un ailleurs qui pourrait réserver le meilleur comme le pire, le plus souvent. Il y a rarement de l’insouciance dans ces huit nouvelles et c’est bien plutôt la composition qui y est décrite. Composer avec le chagrin, avec la perte, avec la solitude, l’incompréhension, le coup du sort, le hasard d’une rencontre.

Pourtant, malgré la qualité de ces histoires, jamais je ne me suis senti emporter par les récits qui tendent parfois à traîner en longueur, à mettre en scène de trop nombreux personnages, à basculer brutalement d’une époque à une autre. Sans doute aussi s’agit-il là de récits profondément féminins, intimistes, souvent irrationnels auxquels mon esprit trop cartésien reste en général imperméable.

Publié aux Editions de l’Olivier -2008 – 341 pages

19.8.11

La tour du guet – Ana Maria Matute

Ecrit dans une langue baroque, d’un raffinement extrême au point qu’elle frise parfois l’obscurité ou la pluralité de sens qui font écho à l’époque dans lequel le roman s’inscrit, ce livre hante et plonge son lecteur dans un univers aux antipodes de notre monde contemporain.


C’est en plein cœur du Bas Moyen-Age en des temps où la Chrétienté devait encore composer avec les anciens Dieux païens, les rois avec des baronnies plus ou moins autonomes et retorses et où la vie recelait de mille et un dangers que nous sommes transportés. Quelque part en Europe, aux confins de steppes immenses, de forêts où vibrent les légendes et les croyances en l’existence de créatures plus ou moins dantesques règne le baron Mohl sur une terre parcourue par un grand fleuve inquiétant et capricieux, traversée par un vent qui sème régulièrement terreur ou folie chez les hommes et les bêtes.


Dans ce monde inhospitalier et inquiétant vit un enfant de dix ans, dernier né improbable et inattendu d’un sénile vassal du baron, épuisé par les débauches, obèse et impotent à force d’abus de ce dont il ne cesse de priver ses vilains. Du monde, l’enfant ne connaît que la terreur de ce qui l’entoure. Celle inspirée par ses trois frères aînés, jaloux de cette naissance qui vient les priver d’une part d’un maigre héritage que le déclin du père laisse entrevoir, haïssant celui qui est né laid, d’une laideur repoussante et qui vit livré à lui-même. Eux ont rejoint Mohl pour être armés chevaliers, signe ultime de reconnaissance, élévation maximale envisageable. Des chevaliers impitoyables, véritables hommes de main d’un baron puissant et qui suscite convoitise, jalousie et crainte.


Terreur aussi que dit la face du Maître d’Armes, couturée de partout, et qui porte sur tout le corps le signe de la violence d’un monde dont la fureur se règle à coup de lourdes épées et de sanglants combats.


Terreur enfin quand il faudra rejoindre la cour de Mohl, au décès du père, pour devenir écuyer avant, peut-être un jour, d’être à son tour armé Chevalier. Car le monde de la cour, de ses intrigues, de ses jeux séditieux, de ses débauches avinées quand elles ne sont pas de plus ouvertement pédophiles n’en est pas moins dangereux que les coups dont il lui fallait se parer avant.


Arrivé laid, sale, à peine plus éduqué qu’un animal, l’enfant sera pris sous la coupe d’une baronne en qui il voit une ogresse et d’un baron qui décèle en lui l’incarnation des dieux anciens. Une éducation brutale comme les mœurs de l’époque, perverse comme les pensées qui habitent les puissants qui l’abritent, oscillant sans cesse entre l’espoir d’une rédemption et la peur constante, diffuse, animale d’être la proie des monstres, humains ou bestiaux, que cette époque gothique dégurgitait en flots bouillonnants.


C’est dans cet univers de folie rampante, de violence sourde mais régulièrement déchaînée, d’intrigues ourdies par la jalousie ou l’envie que nous entraîne la plume presque hallucinée de la grande romancière qu’est Ana Maria Matute. Une plume qui nous ballotte entre la vision du Mal à l’état pur et le cauchemar éveillé, qui fait surgir des scènes apocalyptiques mi-réelles mi-oniriques, qui produit les brumes pestiférées de l’enfer mental et réel dans lequel s’est enfermé cet enfant, devenu adolescent, que le manque d’amour a projeté dans une forme de violence totale, à l’état pur dont il sera impossible de sortir indemne.


On reste longtemps secoué par la noirceur de ce récit d’une maîtrise stylistique absolument époustouflante.


Publié aux Editions Phebus – 2011 – 236 pages


13.8.11

La femme Dieu – Yves Bichet

« La femme Dieu » constitue le premier volet d’une trilogie consacrée par Yves Bichet à Jeanne, cette jeune fille issue d’une famille de drapiers à Mayence, qui en quelques années, du fait de son intelligence et de son allure androgyne finit par être élue Pape en l’an 855. L’Histoire et les conventions vinrent à bout de ce fait troublant au point de l’avoir quasiment fait disparaître de notre conscience historique collective.


N’allons cependant pas y voir un quelconque roman historique plus ou moins bien achevé. Comme toujours chez Yves Bichet, l’imaginaire et la psychologie jouent un rôle essentiel mis en valeur par une écriture puissante et riche, forte de sensations, d’humeurs et d’odeurs comme en recelait en permanence ce Haut Moyen-Age.


Car derrière l’aventure romanesque picaresque et haute en couleurs de cette jeune femme que nous conte avec succès l’auteur, c’est surtout d’amour et de désinvolture dont il est ici question. Il fallut bien évidemment un caractère hors du commun à Jeanne pour échapper aux multiples tentatives de disparition violente qui l’attendirent en chemin.


Chassée brutalement de Mayence au motif farfelu d’y avoir apporté la peste, elle dut survivre à l’assassinat sauvage de ses parents, au viol d’un brigand turc, à la faim et au froid, au charriage des pestiférés morts en se mêlant à la puissante confrérie des moines de Saint-Alban.


Cachant son identité de femme mais semant le trouble par son allure longiligne, sa jeunesse, la laiteuse blancheur de sa peau et son allure androgyne, elle gagna ses lettres de noblesses en survivant à la terrible ordalie que sa liberté de ton lui valut. Son extraordinaire adaptabilité, sa soif d’apprendre, son intelligence lui valurent d’être remarquée, protégée, enviée dans un monde soumis en permanence aux luttes fratricides entre les fils de Charlemagne.


Capable d’aimer comme une femme déguisée en homme parmi les hommes privés de femmes, son sourire et son rire impertinent en firent un objet d’adoration et de représentations picturales. Au-delà des anecdotes historiques dont est intelligemment et sans aucune pesanteur parsemé le roman, c’est la stratégie de survie de cette femme qui n’a de cesse que de se faire passer pour un homme qui fascine. Une stratégie basée sur la bravoure, la capacité à défier l’adversaire, quel que soit son rang et son rôle, une infinie capacité à aimer hommes et bêtes et aussi, à entretenir une relation trouble d’amour avec le Frère en charge de Saint-Alban. Un amour coupable, homosexuel pour l’Abbé tenté par ce jeune homme rayonnant et sauvage, coupable aussi pour une jeune fille qui ne peut avouer son sexe et qui est attirée par un homme plus âgé qu’elle, détenteur du savoir et du pouvoir.


Ce qui fascine chez ce personnage et dans ce récit, c’est l’extraordinaire liberté dont s’arroge celui que tous appellent Frère Jean et à la volonté duquel il semble impossible de résister. Une liberté dans le chant liturgique qu’elle fera profondément évoluer, une liberté dans l’apprentissage du savoir qu’elle n’aura de cesse que d’ouvrir aux Novices lorsque son tour viendra de régner sur l’Abbaye, une liberté face au pouvoir politique visqueux et englué dans les compromissions qu’elle saura soumettre.


Tout cela est admirablement rendu par Yves Bichet qui produit un grand texte pour un personnage hors du commun !


Publié aux Editions Fayard – 2001 – 327 pages


7.8.11

L’interrogatoire – Jacques Chessex

Le dernier manuscrit de Jacques Chessex se tenait tout prêt, quasiment achevé si l’on fait exception de quelques rares mots indéchiffrables ou laissés en suspens, pour mieux en parfaire la sélection, pointilleuse et aussi précise que le fil du scalpel qui dissèque la mémoire de cette confession posthume. Disparu brutalement, en pleine polémique verbale, frappé d’apoplexie après qu’il eut été traité d’homosexuel, Jacques Chessex n’aura donc pas eu le temps de parachever ce livre majeur pour qui veut mieux percer le mystère et la carapace de ce grand romancier, poète et essayiste du XXème siècle.


Lire « L’interrogatoire », c’est se confronter à la version contemporaine des Confessions de celui qui fut un grand admirateur de Rousseau et un exégète de Flaubert. C’est l’homme arrivé au terme de sa vie qui accepte de se livrer sans pudeur, sans tricherie ni forfanterie, sûr de son art, de son talent et aussi de ses innombrables faiblesses humaines que nous donne à voir l’auteur.


Pour cela, rien de tel que de figurer un interrogateur anonyme, sorte d’inquisiteur politique, religieux et omnipotent, comme notre siècle sut en produire tant, posant d’impérieuses questions auxquelles Chessex, parlant de lui et seulement de lui, va consentir à répondre tout en gardant son libre arbitre, son impertinence, son droit à penser autrement, de façon déviante, dans une société helvétique guindée par un jansénisme plus ou moins bien assumé.


Aucun sujet n’y est tabou et seule la sincérité et la probité semblent guider des réponses d’une haute teneur philosophique, forgée par la connaissance approfondie des belles lettres, la pratique exaltante et épuisante de la forge littéraire et une vie d’homme plus que bien remplie ! Comme toujours chez Chessex, la langue y est splendide, dégorge de puissance tellurique et fascine par son apparente facilité.


Nous entendrons donc les confessions d’un homme qui fut avide de femmes et qui, sur la simple lecture des yeux et des lèvres, se faisait une idée immédiate de la beauté et de la forme du sexe qu’il convoitait aussitôt. D’un homme qui fut éperdument amoureux de sa compagne, belle et suprêmement intelligente, de quarante ans sa cadette. D’un homme qui ne sut avouer que tardivement son amour à sa mère (voir le poignant « Pardon mère » sur Cetalir).


Nous y découvrons son alcoolisme qui faillit l’anéantir et dont il sut se départir avant qu’il ne fût trop tard. Son rapport ambigu à la religion, calviniste de naissance, Thomiste de formation ce qui lui permit d’avoir une lecture plus humaine du protestantisme, lui qui croyait en Dieu au moment de l’Eucharistie mais donnait l’impression de ne plus ou point y croire le reste du temps.


Un coin du voile se soulève sur la manière d’écrire, la frustration de ne pouvoir se consacrer entièrement à ce qui le rongeait, obligé par les cours qu’il donna à des centaines de lycéens qu’il prépara au Bac. Et beaucoup plus encore…


Tout amoureux des livres de Chessex, que j’admire pour ma part au plus haut point, se doit de lire ce petit fascicule qui permet d’entrevoir l’homme derrière l’homme de lettres. On y découvre un être tourmenté par ses désirs, en proie à ses doutes et contradictions, entier et qui finit par s’assumer tel qu’il se construisit. Un livre à lire et à relire tant la puissance de la langue obture parfois l’évidence de la lecture.


Publié aux Editions Grasset – 2011 – 158 pages