27.1.12

Mingus Mood – William Memlouk



Visiblement, pour son premier roman, William Memlouk, journaliste spécialisé en musique et littérature, nous montre la connaissance approfondie qu’il a du monde du jazz. Car Mingus c’est bien sûr Charlie Mingus, le plus grand contrebassiste jazz du vingtième siècle, compositeur et aussi pianiste, partenaire d’Armstrong, de Duke Ellington avant de fonder son propre groupe fait de musiciens aguerris et prêts à repousser les limites traditionnels du blues, conférer une essence plus brutale à une musique pleine de violence et d’impact. Une évolution qui ouvrira la voie, une trentaine d’années plus tard et via d’autres musiciens, au free jazz.

En imaginant une interview entre une jeune journaliste et un vieux routard du jazz, membre du groupe de Mingus jusqu’à son album le plus personnel et considéré comme le plus beau, Tijuana Moods, enregistré suite à une série dantesque de concerts dans la ville du même nom au Mexique vers la fin des années cinquante, l’auteur entreprend de nous donner sa vision romancée de celui qui figure désormais au panthéon du jazz.

Ce récit qui combine éléments autobiographiques et imaginaires nous donne à comprendre avec finesse, sensibilité et lucidité l’ascension fulgurante d’un musicien qui allait révolutionner son époque. C’est un homme en révolte contre l’Amérique et son racisme primaire (on est dans les années quarante et cinquante et Martin Luther King sera assassiné quelques années plus tard), incapable de s’exprimer avec des mots, incapable de s’aimer pour ce qu’il est, un musicien noir de génie, que nous découvrons. Dès lors, casser les codes à coups d’improvisations de plus en plus hallucinantes, se lancer dans d’interminables riffs avec ses musiciens, faire exploser les conventions d’écriture devient le moyen d’expression d’un homme en lutte permanente et à la sensibilité à fleur de peau. Un homme passionné de poésie car les mots prennent alors un sens tout autre que ceux que les conventions veulent leur donner, un homme qui tente de tuer ses démons intérieurs à coups d’alcool et de drogue, un homme incapable de se laisser aimer normalement aussi car il ne s’aime pas lui-même. Un homme profondément coupé de lui-même et des autres, au comportement quasiment autiste par moments.

Extrêmement bien documenté, remarquablement construit, ce livre passionnera tous les amateurs de jazz et donnera aux autres sans doute l’envie d’en savoir plus sur cet artiste dont la vie fut brisée par une maladie dégénérative qui le cloua sur une chaise roulante et lui imposa une longue agonie en forme de martyr. Comme s’il y avait un prix à payer pour être un Dieu sur terre.

Publié aux Editions Julliard – 2011 – 244 pages

21.1.12

La route – Cormac McCarthy



« Le monde allait être bientôt peuplé de gens qui mangeraient vos enfants sous vos yeux et les villes elles-mêmes seraient entre les mains des hordes de pillards au visage noirci qui se terraient parmi les ruines et sortaient en rampant des décombres, les dents et les yeux blancs, emportant dans des filets en nylon des boîtes de conserve carbonisées et anonymes, tels des acheteurs revenant de leurs courses dans les économats de l’enfer. » (p 156-157).

Nous sommes quelques années après qu’une catastrophe, sans que nous en connaissions la cause, ait rayé tous les oiseaux du ciel, presque tous les mammifères de la terre, tous les poissons des mers ou des rivières. Tout est détruit, tout n’est que poussière et cendres. Seuls subsistent quelques humains partagés en deux clans inégaux.

Les réfugiés, d’un côté, qui tentent de se regrouper en petites communautés pour survivre en mangeant ce qu’ils parviennent à trouver dans les décombres d’un monde qui fut mais a cessé à tout jamais d’exister.

De l’autre côté, les méchants qui emprisonnent les réfugiés qui tombent sous leurs mains, en font leurs esclaves sexuels avant de les éviscérer et de les dévorer.Vous me direz qu’il s’agit d’un scenario déjà vu et rabâché du genre d’un film de série B. Et bien, grâce au talent immense de McCarthy, qui nous ne le soulignerons jamais assez, est l’un des plus grands auteurs américains contemporains, nous allons plonger au cœur d’une aventure à la fois humaine par la quête d’un espoir qu’elle porte en soi et bestiale par les conditions qu’elle impose aux acteurs survivants, dans l’attente d’une mort certaine et en souffrance.

C’est le long et lent cheminement d’un homme et de son jeune fils que nous allons suivre le long de la route qui descend vers la mer et vers le sud. Pourquoi le sud ? Parce que dans un monde précédent, le sud était porteur de chaleur, de perspectives et que dans le monde où l’auteur nous plonge avec effroi, tout est calciné, recouvert de cendres, qu’il fait un froid glacial, que la pluie ou la neige semblent tomber à tour de rôle pour rendre encore plus difficile l’improbable procession des quelques humains puants, loqueteux, pouilleux et affamés qui s’acharnent à survivre.

La force du roman se construit sur trois axes :
Tout d’abord un climat glauque, suffoquant, déformation absolue de notre univers quotidien, fait de destructions, de désolation totale et où les cadavres humains ont subi les pires outrages, ce qui plonge le lecteur dans un profond malaise, une sourde angoisse qui ne fait que grandir au fil des pages, au fur et à mesure que l’on comprend que la descente vers le sud est vouée à l’échec, sans perspective, trompeuse.
La focalisation, ensuite, sur l’embryon rescapé d’une cellule familiale avec ce père et cet enfant, volontairement laissés dans l’anonymat par l’auteur car à quoi servirait-il de porter un nom quand plus rien n’est ? Un père prêt à tout, à tuer, à se faire tuer, à pousser au suicide son fils, comme sa mère plus tôt, désespérée s’est résolue à le faire pour elle-même, pour échapper aux griffes des hordes infernales. Mais un père qui prend un soin infini de son fils avec ce qui peut rester d’amour dans un monde où les nourrissons sont aussitôt embrochés et dévorés. C’est leur route que nous suivons, leur recherche éperdue de nourriture dans des bâtisses ravagées, leur peur incessante de se faire repérer, leurs bivouacs hasardeux et ingénieux au coin d’un maigre feu, trempés, malades, mourant de faim. Une route physique et métaphysique, porteuse de symboles.

La mise en perspective, enfin, du bien et du mal, dans sa plus extrême trivialité, lorsque l’homme ne se différencie presque plus de la bête et que la vie a presque perdu tout sens.
Il en résulte un roman d’une force extraordinaire, imprimé dans la mémoire, un de ces écrits qui marquent à jamais et qui laissent un goût amer de déstabilisation. Car, que deviendrions-nous nous-mêmes dans de telles circonstances ?

La concision des phrases coupées au scalpel est servie par un style sobre et où le vocabulaire précis et choisi avec un soin infini emmène le lecteur un peu plus, à chaque phrase, vers un abîme insondable.
Eblouissant !
Publié aux Editions de l’Olivier – 245 pages

15.1.12

L’élégance du hérisson – Muriel Barbery



Difficile de croire que ce roman que, disons-le d’emblée, nous avons respectueusement adoré, ait rencontré le succès qu’il a connu ! Le livre avait démarré difficilement et grâce au travail formidable des libraires, qui lui ont décerné leur Prix littéraire, ce livre ardu, sec mais finalement brillant, drôle, décalé et réservant de grands moments d’émotion, a trouvé peu à peu son public. Il fut réédité une trentaine de fois et vendu à plus de deux cent mille exemplaires. Incroyable pour un auteur jusque là inconnu, modeste et réservée professeur de philosophie du côté de Bayeux.

Muriel Barbery déclarait, lors de ses interviews, qu’elle avait conçu ce livre dans une écriture désordonnée mais en se faisant plaisir à écrire de belles phrases. Surprenants propos car le récit est au contraire fortement construit, la pensée charpentée, puissamment structurée par un travail de réflexion philosophique approfondie. La référence à la philosophie Kantienne ou Hégelienne doit avoir laissé de côté pas mal de lecteurs qui avaient négligé leurs lointains cours de philosophie. Rien de rédhibitoire, bien entendu.

Ce roman est vraiment à part, à tous points de vue. Le thème en est aride, au premier abord. Nous sommes au cœur de la solitude des êtres, dans le monde où les choses doivent être à leur place, réglées sur l’ordre et l’apparence. Renée, cinquante deux ans, est une gardienne solitaire (veuve) dans le très chic VIIe arrondissement de Paris, au 7, rue de Grenelle exactement. Un hôtel particulier divisé en peu d’appartements dont le plus petit fait deux cent mètres carrés et la plupart, plus de quatre cents. Renée vit recluse et entretient son aspect repoussant par une tenue de prolétaire, une coupe de cheveux dantesque, une haleine repoussante. Elle fait hurler son poste de télévision pour corroborer l’idée qu’une concierge est forcément vulgaire et bas du front. Bref, elle a tout de l’anti-héros rébarbatif. Oui, mais derrière cette apparence qui entretient la division des classes entre les propriétaires de la haute (ex-ministre, grand industriel ou critique gastronomique de renom…) et la classe prolétaire au service des précédents, se cache en fait une intelligence et une culture redoutables.

Renée est une férue de philosophie et des plus ardues. Elle est dotée d’une intelligence extrême qui lui fait manier les concepts les plus complexes ou ésotériques comme d’autres le vocabulaire de base. Sa culture artistique est immense et son livre de chevet est « Guerre et Paix » de Tolstoï (comme Muriel Barbery !). Il fut donc normal qu’elle prénommât son chat Léon.

Au quatrième étage vit une adolescente de douze ans, fille de l’ex-ministre et sœur d’un e Normalienne en Philosophie parfaitement antipathique et pathétique de conformisme. Cette adolescente est dotée d’un QI hyperbolique et croit avoir tout compris de la vie des adultes. Comme la vie n’a plus rien à lui apprendre, elle a décidé de se suicider dans quelques mois, le seize juin, jour de son anniversaire. Comme Renée, elle voue une haine absolue au monde et se réfugie dans les concepts qu’elle manie avec une confondante dextérité.

Ce petit monde fondé sur l’ignorance et l’exclusion réciproque va voler en éclats, et avec lui les certitudes enracinées, avec l’arrivée d’un Japonais raffiné qui va découvrir qui se cache vraiment derrière les piquants de ces deux femmes. D’où l’élégance du hérisson, concept sorti de la bouche de notre adolescente.

La trame du roman repose sur un brillantissime duo à distance entre les réflexions intérieures de Renée, profondément intellectuellement élaborées, et le journal intime de l’adolescente. C’est la fulgurance des idées, toujours introduites dans le journal intime, par d’ironiques petits poèmes à la mode japonaise en trois ou cinq vers, qui impressionne. Peu à peu, les pensées s’entrecroisent et tissent une trame qui converge à faire exploser les apparences.  C’est l’intelligence du cœur qui finira par éclore.

Certes, la grande bourgeoisie est brocardée, certes les personnages sont caricaturaux et campés dans leur fonction représentative, mais le style et le plaisir malin que l’auteur prend à gentiment brocarder certains concepts procurent un plaisir rare à déguster une absolue perle littéraire. On ressort ébloui par tant d’intelligence, de subtilité et de brio. Bravissimo !

Recommandé par Cétalir.

Publié aux Editions Gallimard – 356 pages

7.1.12

No et moi – Delphine de Vigan




Voilà un livre pour lequel j’ai éprouvé un vrai coup de foudre, à tel point que, bien que commencé à une heure déjà bien avancée de la soirée, je l’ai dévoré d’une traite, incapable d’envisager de le refermer avant la toute dernière phrase.

Car il y a une justesse évidente dans la façon dont Lou Bertignac, une adolescente précoce et surdouée de treize ans, observe un monde dont, jusque là, elle ignorait tout. Lou, qui a un QI de 160, s’ennuie en classe. Elle est exclue par ses camarades parce qu’elle comprend toujours tout, répond toujours juste et vite, termine avant tout le monde ses devoirs sur table. Comme beaucoup de surdoués, elle est incapable d’aller vers celles et ceux de son âge et est tout autant déçue par le monde des adultes.
Sans réfléchir, pressée par un professeur de Français qui terrorise sa classe, elle va donner comme sujet d’exposé la vie d’une jeune SDF en France et garantir à son professeur que l’originalité de son sujet reposera sur une interview d’une situation réelle.

Alors, il faut bien que Lou dégotte son sujet. Parce qu’elle hante les quais de la gare d’Austerlitz, fascinée par les vies qui se nouent et se dénouent aux départs et aux arrivées des trains de grande ligne, Lou est repérée par No, une jeune SDF crasseuse et décidée.

Une fois le contact établi entre ces deux êtres, chacune en marge, chacune « a-normale » à sa façon, une fascination réciproque va se développer. Elles vont devenir inséparables, s’épauler l’une l’autre dans leur apprentissage particulier d’une nouvelle vie.

Lou est abasourdie par la difficulté à vivre dehors, les risques quotidiens, la violence de la rue et la gabegie des services d’urgence, saturés et démunis face à l’explosion de la pauvreté.

No retrouve en Lou les sentiments amoureux qui éclosent, les interrogations sur la vie lorsque Lou se confie à elle un peu comme à une grande sœur. Car Lou est terriblement seule. Sa mère est dépressive depuis la mort brutale de sa petite sœur et s’enferme dans un silence glacial. Son père fait de son mieux mais a du mal à comprendre une fille trop intelligente et qui questionne tout.

Alors Lou, aidée de son ami de classe Lucas,  lui aussi révolté, en marge, abandonné de ses parents, va entreprendre de convaincre sa famille d’accueillir No, de lui redonner sa chance et confiance en elle, de se reconstruire.

Il y a dans la façon dont le sujet de l’exclusion sociale est abordée dans ce superbe roman, une force d’autant plus grande que l’auteur a pris le parti de nous faire voir les choses par les yeux avisés mais encore purs d’une adolescente dans son corps mais terriblement adulte dans sa tête.
Certains des mécanismes majeurs à fabriquer l’exclusion sont décrits dans toute leur crudité : violence familiale, famille éclatée, alcoolisme sont des facteurs aggravants qui, combinés, détruisent à coup sûr le moindre enfant pour l’envoyer à jamais du mauvais côté de la barrière.

C’est pourquoi Lou aidée de Lucas se battront de toutes leurs forces pour sauver malgré elle une jeune femme vouée à l’autodestruction. C’est à une tragédie grecque moderne que nous assistons, et comme toutes les tragédies, le drame est présent mais forge les mortels humains.

« No et moi » fut à juste titre récompensé du Prix des Libraires 2007.
A lire sans la moindre hésitation.

Publié aux Editions JC Lattès – 287 pages