24.2.12

Amours en marge – Yoko Ogawa



Madame Ogawa a cette force incroyable de nous entrainer, dans chacune de ses œuvres, dans un univers particulièrement personnel, inhabituel et systématiquement réinventé. Sa production oscille entre des sujets durs, sombres et violents (on pensera à « Hotel Iris » ou « Le Musée du slience ») et des sujets plus sensibles et pleins de douceur (« La marche de Mina »). « Amours en marge » appartient sans hésitation à cette deuxième catégorie et s’inscrit dans le droit fil de « Le réfectoire un soir et une piscine sous la pluie » qui nous avait ébloui.

C’est à la frontière du réel et du rêve, du vécu et du souhaité, de la conscience et de l’inconscience que nous sommes ici entrainés, sans jamais savoir si le récit sensible qui se déroule calmement sous nos yeux procède du délire fiévreux de la malade que nous observons, de l’expression d’un désir de renaissance jusqu’ici refoulé ou bien encore tout simplement d’une lente transmutation pernicieuse du réel vers le désir.

La jeune femme qui se raconte (comme presque toujours chez Ogawa, le roman se déroule à la première personne du singulier) souffre d’acouphènes particulièrement handicapants. Elle est hospitalisée, auscultée en tous sens, traitée à base de divers médicaments car elle est incapable de se tenir debout. Ses acouphènes sont brutalement survenus lorsque, sans crier gare, après quatre ans de mariage, son jeune époux l’a quittée pour une autre.

Elle se remet lentement et quitte l’hôpital. Sa convalescence passe par l’obligation de participer à une interview de groupe où elle est invitée à exprimer pourquoi et comment se sont manifestés ses sifflements incessants.

Là, elle tombe sous la fascination absolue, immédiate, indomptable des doigts d’un jeune sténographe qui remplit de sigles souples et calmement apaisants des feuilles de papier où sont fidèlement retranscrits les propos de tout un chacun. Ce sont les doigts qui la fascinent, pas l’homme.

C’est l’histoire de cette fascination pour ces dix doigts, longs, soignés, graciles et magiques qui peu à peu va se transformer en amour pour ces doigts et un amour chaste et retenu pour le jeune homme que nous allons suivre.

Par toutes petites touches, l’auteur va nous faire glisser d’une situation potentiellement banale de la vie quotidienne d’une jeune femme en reconstruction physique et psychologique vers un conte onirique et fantastique.

Ces dix doigts vont jouer le rôle de l’instrument qui permettra d’accoucher d’un devoir de mémoire, de retrouver et figer, en s’en dessaisissant, des souvenirs et des fantasmes étouffés dont l’enfouissement est un obstacle à repartir de l’avant.

Comme le roman se passe en hiver et que la neige tombe drue, l’atmosphère y est ouatée et chaque pas vers la connaissance de soi est aussitôt enrobé dans une épaisse couche protectrice et momentanément indélébile.

La poésie est omniprésente, la délicatesse absolue. C’est dans la plus totale pudeur que cet exercice psychanalitique et onirique se développe.

Quelle en est la part réelle ou la part fantasmée ? Nous ne le saurons jamais, l’auteur se gardant bien d’apporter des réponses face à une infinité de bifurcations possibles.

Madame Ogawa signe là ce qui constitue de mon point de vue, son meilleur roman.

A lire toutes affaires cessantes.

Publié aux Editions Actes Sud – 190 pages

17.2.12

La femme et l’ours – Philippe Jaenada



Il faut voir le dernier roman de Philippe Jaenada, l’un des romanciers actuels les plus déjantés, comme une suite à distance de  « Plage de Manaccora, 16H30 » (voir notre post). On y retrouve le trio qui faillit périr asphyxié et carbonisé dans l’incendie qui ravagea leur lieu de vacances quelque temps plus tôt. Revenus à Paris, Bix (le double de Jaenada), sa femme (toujours aussi fragile psychologiquement et envahie de tocs) et son fils vivent une vie sans trop de relief. Bix continue de vaguement publier et son dernier roman va recevoir d’ailleurs un prix de seconde zone des mains de Jacques Toubon dans une séquence qui compte parmi les meilleurs moments du bouquin. Il complète les maigres rentrées pécuniaires par un travail de journaliste à Voici et s’occupe surtout à plein temps de son fils sous le diktat inconditionnel de son épouse. Jusqu’au jour où, traité de « Connard » dans un des moments d’hypocondrie de sa moitié, il claque la porte et part pour un tour de France improbable.

Retour aux beuveries avec les potes dans les bars qu’il avait délaissés à regret. Toujours plus d’alcool entrainant toujours plus de soif, Bix finira par vite perdre ses repères et noyer son spleen et sa vie de raté dans un delirium alcoolisé où rêves et mythes, espoirs déçus et vaguement entrevus vont finir par l’isoler du monde et le projeter dans une quête vouée à l’échec.

Car Bix aura rencontré une jeune femme aussi folle que lui, incroyablement attirante, presque aimée un soir et perdue le lendemain. Il lui faudra la retrouver à tout prix pour la baiser car, de cela aussi, son épouse tyrannique le prive. Il ne s’agit pas d’amour, juste de sexe avant de revenir au bercail et de se faire pardonner.

« La femme et l’ours » peut se concevoir comme une sorte de synthèse de l’ensemble de l’œuvre de Jaenada, comme une dissertation éthylique sur son univers romanesque campé chez les paumés, les exclus, où les femmes sont faciles mais perfides, les hommes faibles et soûlards. Un monde où l’alcool efface la misère et engendre de la fraternité.

Mais c’est aussi le roman le plus faible de l’auteur, précisément parce qu’il hésite entre différentes pistes, tantôt prolongation de ce qui le hante, tantôt fable, tantôt confession intime sur des chapitres de sa vie restés jusqu’ici cachés (sa réclusion volontaire dans son appartement à l’âge de vingt-cinq ans pour vivre une expérience forte qui lui fit découvrir sa vocation d’auteur). Roman le plus faible aussi car il faut longtemps, trop longtemps, pour commencer de comprendre là où Jaenada veut nous mener tant la trame part dans tous les sens et le récit manque de souffle au moins dans le premier tiers.

Autant l’avant-dernier opus avait marqué un salutaire renouvellement, autant le dernier nous laisse dubitatif. Ce n’est pas franchement raté car il y a la force des images inattendues et, tantôt, l’auteur déclenche un trait fourbe et plein d’humour. Mais le roman ne décolle jamais vraiment à l’inverse de tout ce que Jaenada a pu produire jusqu’ici. C’est juste dommage.

Publié aux Editions Grasset – 2011 -311 pages  

Sans moi – Marie Desplechin



Publié en 1998, ce livre, son deuxième roman, fit sortir son auteur, Marie Desplechin, du monde du journalisme et de l’écriture de livres pour enfants pour la propulser dans celui des auteurs de roman à succès. Son roman fut ensuite adapté au cinéma, sous le même titre, en 2007 par Olivier Planchot.

Une jeune femme divorcée, mère de deux enfants, Thomas et Suzanne, est à la recherche d’une baby-sitter. Son métier consiste à adapter, pour des agences de communication ou en free-lance, divers écrits du monde de la politique, de la finance ou autre jet-set pour leur donner une tournure littéraire acceptable. Tout est dans le sens de la formule en se gardant bien de porter un jugement au fond. Un travail d’abattage où ses convictions ne comptent pas. Un boulot qui, surtout, rapporte.

Débarque Olivia, une jeune femme extravertie, sympathique et qui établit immédiatement un contact sincère avec les enfants. Olivia s’installe dans la chambre de bonne du grand appartement parisien mais va rapidement s’imposer à toute la famille.

Olivia est une ex fille de la rue, une toxicomane, une enfant de la DDASS dont la fragilité, la souffrance et les épreuves vont peu à peu nous être révélées. Malgré ce qu’elle a subi, malgré les internements en hôpital psychiatrique, Olivia est une sorte de sainte incapable de haïr. Une sainte qui a un rapport décomplexé au sexe puisque les viols à répétition et en bande furent son quotidien d’enfant et d’adolescente. Cette vie rude et violente sera révélée au fur et à mesure que la confiance réciproque s’établit et qu’Olivia devient indispensable.

Que faire pour notre femme divorcée, un peu à la dérive, débordée par son travail, trahie par ses mecs, sans cesse entre rupture et réconciliation, recherchant sans cesse de nouveaux boulots pour joindre les deux bouts et payer un loyer trop onéreux pour les moyens dont elle dispose ?

Jusqu’où accepter les mensonges d’Olivia, son sans-gêne, sa prise de possession d’un territoire et son emprise sur les enfants sans se renier soi-même ? Comment aider l’autre à se reconstruire quand, pour soi-même, la dépression guette et finit par vous projeter dans une spirale dont il est impossible de sortir seule ?
Ce sont là les thèmes abordés par ce roman furieusement moderne et qui pose, crûment, des problèmes de son temps. Un roman sur la morale contemporaine, sur la place qu’on accorde à ses propres valeurs, sur les limites de la tolérance.

Marie Desplechin nous apportera une réponse qu’il nous appartient, ou non, d’accepter. Sans poncif, sans chercher à convaincre à tout prix car la force du récit tient dans l’exposition brute des faits, sans concession aux bonnes mœurs aucune. Un roman souvent crû comme l’exposition de la torpide réalité peut l’être.

Alors, on pourra déplorer une écriture un peu complaisante, une certaine facilité littéraire, tendance journalistique. C’est sans doute ce qui fit le succès de ce roman qui n’a pas trop mal vieilli.

Publié aux Editions de l’Olivier – 252 pages

11.2.12

Terre et cendres – Afiq Rahimi



« Terre et cendres » fit partie des écrits qui commencèrent à faire connaître Atiq Rahimi avant l’attribution du Prix Goncourt en 2008. Il fut publié en 2000.

Comme le note sa traductrice, Sabrina Nouri, ce court récit (moins de cent pages) est « un roman cathartique » en ce sens qu’il témoigne de l’immense douleur que portent en eux celles et ceux qui ont tout perdu lors de la guerre russo-afghane, sauf leur propre vie et qu’il constitue un exutoire à l’indicible qui frappa un peuple paisible.

La langue adoptée par l’auteur est d’une extrême simplicité, les phrases très concises, les dialogues restreints à quelques mots qui disent l’essentiel. Il s’agit d’un parti-pris de l’auteur car le dépouillement de cette langue nous oblige à affronter la douleur à l’état brut, sans l’artifice de mots enjoliveurs.
Le récit est ramassé dans le temps. Nous allons suivre quelques heures d’un vieil homme, accompagné de son petit-fils. Ils se trouvent au milieu de nulle part, au pied d’une baraque qui contrôle l’accès à une mine. Le vieil homme veut à tout prix rendre visite à son fils qui travaille à la mine et négocie avec le garde-barrière d’être convoyé par une voiture lors du prochain passage.

Commence une longue attente au soleil puis à l’ombre d’une épicerie de fortune tenue par un sage, respectueux des traditions afghanes alors que la guerre met tout à feu et à sang.

Peu à peu, nous allons comprendre le but de la démarche du vieil homme. Les chars russes ont pilonné le village à titre de représailles et la mère, la femme et les enfants du fils qui travaille à la mine ont tous péri. Seuls ont survécu le père desséché par le soleil et le jeune fils qui est devenu sourd suite au bombardement. Il ne comprend d’ailleurs pas pourquoi les tanks ont pris la voix de tout le monde et ôté tout bruit à toute chose et ne cesse d’interpeller son grand-père à ce propos.

L’immensité de l’horreur est renforcée par le déshonneur car la femme de son fils a couru nue en plein village, le bombardement l’ayant surprise au moment du bain des femmes dans le hammam. Poids des traditions musulmanes.

La douleur que le vieil homme n’a pas pu exprimer va finir par sourdre, par flots sporadiques, lors de l’attente et du trajet qui va l’amener vers un fils qu’il s’apprête à poignarder. Mais cette douleur sera elle-même trompée par ce qu’il découvrira une fois rendu à la mine.

On ressort éminemment touché par la simplicité du récit et l’inévitable violence que la guerre porte en elle. C’est en cela que le récit est cathartique. Il est en outre servi par une admirable traduction.
Une découverte pour aller à la rencontre d’un auteur désormais reconnu en sa terre d’exil.

Publié aux Editions POL – 93 pages

4.2.12

Visages noyés – Janet Frame



Il est des romans qui laissent en vous une trace indélébile parce qu’ils vous touchent au plus profond, qu’ils questionnent l’essence même de l’humanité, de ses limites et des errements. « Visages noyés » compte indéniablement parmi ceux-ci par le voyage bouleversant qu’il nous offre au pays de la folie.
Il faut dire que Janet Frame sait de quoi elle parle. Elle, la Néo-Zélandaise qui reste encore largement inconnue du grand public, qui fut internée pendant de longues années pour schizophrénie et qui échappa de peu à la lobotomie avant que de trouver son salut dans l’écriture. Son œuvre est totalement, exclusivement hantée par cette expérience oppressante dont elle ne fut jamais capable de se débarrasser totalement.

Alors, il n’est pas bien difficile de penser que la jeune femme dont il est question ici, Ismina Mavet, n’est autre qu’une projection littéraire de son auteur et que les faits relatés avec un luxe de détails et de réalisme ne sont que la transposition des horreurs quasi concentrationnaires dont Janet fut la victime pendant de longues années.

Au fil des pages, nous comprenons jusqu’où la folie peut mener et jusqu’à quel degré de sadisme les « normaux », celles et ceux qui sont en charge de surveiller les « anormaux »,  peut aller. Istina entre dans l’univers psychiatrique par la petite porte, celle qui regroupe les femmes un peu toquées mais presque normales encore. Celle qui recueille les êtres que les familles ne peuvent plus gérer et dont elles se débarrassent mi embarrassées, mi soulagées. Mais, la peur et l’abus des électrochocs comme moyen exclusif de traitement et, surtout, comme moyen de répression dès que l’agitation se manifeste finit par vous conduire, étapes par étapes, vers un comportement de repli, d’autisme et de dialogue intérieur avec des voix parce que tout autre dialogue normal est devenu non seulement impossible mais également réprimé. Surtout lorsque l’étape suivante consiste à vous lobotomiser, étape ultime et sacrificielle, sacrée et rédemptrice, d’une médecine jouant aux apprentis sorciers.

Du coup, il n’y a plus très loin entre la rigueur sévère relativement indispensable aux pauvres infirmières en sous nombre pour garder une cohorte d’agitées et la tentation d’un sadisme comme moyen de s’amuser, de produire des comportements déviants confortant l’image d’avoir à faire à un troupeau de bêtes qu’il convient dès lors de châtier comme tel, sans état d’âme, avant que de leur découper un cerveau déviant histoire de les calmer une bonne fois pour toutes.

Glisser vers une folie de plus en plus sévère devient ainsi la pente dangereuse naturelle, sanctionnée par un internement dans des pavillons de plus en plus crasseux, tenus par des infirmières de plus en plus garde-chiourmes, des tenues de plus en plus minimales et dégradantes. L’homme devient une bête à peine capable de raisonner, simplement capable d’éprouver la peur permanente, omniprésente, intrinsèque au groupe et entretenue par le personnel hospitalier.

Remonter la pente requiert une force de caractère hors du commun, une capacité à rester en marge du groupe tout en composant avec lui, une faculté à ruser et un peu de chance aussi. La chance, à force que le temps passe et que les médecins changent, que le système se réhumanise un peu et qu’un bon docteur finisse, malgré son harassement et sa surcharge de travail, par détecter en vous le fond d’humanité et d’intelligence qui vous distingue du sérail.

On sort hébété de ce témoignage d’autant plus poignant qu’il est livré factuellement, sans jugement et sans haine, comme un récit froid, précis, indiscutable d’un témoin revenu de l’enfer. Un livre absolument magistral !

Publié aux Editions Joelle Losfeld – 1996 – 283 pages

3.2.12

Le complot de l’Amérique – Philip Roth



Révisez votre Histoire car vous risquez d’être surpris. La couverture du livre donne immédiatement le ton : un timbre du Yosemite Park à 1 cent, des US Postage, est frappé d’un immense sigle nazi. Provocation, hallucination, sottise ?

C’est vers une réécriture romanesque de l’Histoire récente des Etats-Unis, ce grand pays aux allures démocratiques, que nous entraine avec une habileté époustouflante, P. Roth. C’est tellement bien fait que j’ai dû me frotter les yeux, aller vérifier que mes connaissances sur l’Histoire des Etats-Unis n’étaient pas contredites par divers sites internet pour, enfin, réaliser qu’il s’agissait bien de la part de l’auteur d’une œuvre de fiction.

P. Roth se raconte, enfant. Il parle à la première personne de lui, de son frère aîné qu’il adore et admire, de ses parents, juifs, qui s’en sortent avec peine, lui comme revendeur de polices d’assurance, elle en tenant l’économie familiale. Ces personnages, probablement très inspirés de la réalité, ont une vie réelle, une substance absolue rendue d’autant plus évidente que Roth nous parle de lui, de sa famille. Chaque détail sonne vrai, chaque anecdote fait résonner en nous notre propre histoire personnelle. Ce sont d’ailleurs des Mémoires comme il est dit en première page.

Roth est un enfant juif, élevé par des parents de culture juive mais libres vis à vis de leur religion. Ils vivent dans le ghetto juif d’une grande ville du New-Jersey, pas très loin de New-York. Une famille intégrée, qui tire le diable par la queue, certes. Des enfants exemplaires, gentils, polis, remarquablement bien élevés. Une famille sans histoire.

Les Etats-Unis se sont trouvés un héros : Charles Lindbergh qui vient de réaliser la traversée de l’Atlantique en 36 heures. Un héros d’autant plus exemplaire que le jeune bébé du couple vient d’être enlevé pour être retrouvé mort,  quelques jours plus tard.

Roosevelt est au pouvoir. La guerre a commencé dans cette Europe lointaine. Elle ne menace pas encore l’Amérique mais Roosevelt en a compris les dangers et a pressenti qu’elle n’épargnerait pas le continent américain, le moment venu.

Nous sommes en 1940. L’heure est aux élections présidentielles américaines. Lindbergh a fait une campagne résolument pacifiste, anti-guerre. Les juifs sont désignés comme les responsables de ce qui se passe en Europe et l’Allemagne présentée comme la réunificatrice du Vieux Continent en déliquescence. A coup de discours simples, répétitifs, sans relief, auréolé de sa gloire récente, sillonnant l’Amérique en tous sens au manche de son avion, il réussit à s’imposer surprenament comme le challenger, républicain, de Roosevelt, champion démocrate.  Roosevelt ne le prend pas au sérieux et mène une campagne gagnée d’avance.

Coup de tonnerre : Lindbergh remporte de peu les élections et devient Président des Etats-Unis. Commence un complot contre l’Amérique, un complot anti-juif qui transforme les Etats-Unis en suppôt de l’Allemagne nazie.

Ce qui est terrifiant, c’est de voir comment, peu à peu, insensiblement et avec une habileté démoniaque, le nouveau Président transforme son pays en un lieu d’où les juifs vont se trouver marginalisés, puis regroupés, puis expatriés d’office en vue de rendre le pouvoir à la race blanche et pure.
L’économie, la presse, le pouvoir policier basculent. Par son refus d’intervenir, l’Amérique favorise la progression inébranlable des troupes nazies en Europe et son expansion, via l’allié nippon, en Asie.
La famille Roth devient l’archétype de ce que chaque juif américain subit : pressions, manipulations, mutations d’office, en route vers la pauvreté, l’exclusion et, sans doute, déjà programmée, l’élimination.
C’est ce cheminement bouleversant, que des millions d’êtres humains ont connu en Europe qui se déroule sous nos yeux, cristallisés par la famille Roth.

Il faut une fin un peu grandignolesque pour se réveiller d’un terrible cauchemar et réaliser que tout ce qui se passe avec autant de véracité, d’éloquence et de crudité n’est en fait que fiction. Il y a bien complot dont on comprend les tenants et aboutissants.
Mais une fiction qui aurait pu se réaliser, Lindbergh ayant été connu pour son antisémitisme et ayant été poussé à postuler pour un mandat présidentiel.

Une fiction dont l’administration Bush, avec son extrémisme aveugle et son entêtement que l’Histoire ne manquera pas de condamner dans des combats illusoires en Afghanistan, en Irak et ailleurs, pourrait bien avoir été la plus récente, pâle, illustration.

Le livre tire une force supplémentaire du fait que chaque personnage cité est vrai, a existé et a joué un rôle clé dans ces années essentielles de guerre. Roth s’est autorisé à les détourner.
Il leur rend leur juste place historique dans une longue postface détaillant et rappelant qui fut réellement qui.

Il en reste un livre (dense) magistral, perturbant et qui interpelle. Un manifeste pour nous rappeler qu’il faut rester vigilent, éveillé et citoyen pour éviter que la démocratie, fragile par essence, ne bascule brutalement dans l’extrêmisme, la violence, la guerre civile.

Publié aux Editions Gallimard – 476 pages