30.3.12

Putain - Nelly arcan



Nelly Arcan (de son vrai nom Isabelle Fortier), jusque là parfaite inconnue, avait fait sensation avec « Putain », le premier livre d’une série de trois où elle révélait de façon à la fois crue et extrêmement originale ce qui pouvait bien pousser une jeune femme, intelligente, belle et désirable à devenir une escort girl accueillant huit clients par jour.

Ce que nous comprenons d’emblée, c’est que Nelly est assaillie de pulsions suicidaires. Sans cesse, elle fait référence à ce désir plus ou moins explicite d’en finir d’une vie qu’elle ne supporte plus pour des raisons que nous allons ici tenter de démêler. Elle y annonce même, de façon prémonitoire, comment elle compte en finir et c’est effectivement en se pendant sordidement qu’elle se suicidera en 2009. D’ailleurs, il est révélateur de noter que le mot qui achève ce récit au vitriol est celui de « mort », suivi d’un point final. Un choix qui n’est certainement pas innocent et qui ne faisait que crier, ultimement, de façon poignante, que seule la fuite, de préférence violente et brutale, d’une vie globalement insupportable pouvait signer la fin d’une souffrance inconsolable.

Nelly exprime dans ce récit autobiographique une multitude de sources de son mal-être. Certes, il faut les extraire d’une cohorte de longues phrases parfois quasi-hallucinées, usant d’une langue obsessionnelle à la fois poétique et sordide. Mais, si nous l’écoutons bien, elle nous dit tout ce qu’elle a besoin d’exprimer et qu’elle n’a jamais su ou pu verbaliser jusqu’ici.

Sa haine de ses parents avant tout. Haine d’une mère devenue légume, clouée au lit depuis des années, recluse dans la dépression et la dévalorisation de soi. Cela en réponse à l’incapacité à savoir séduire son mari, à rester désirable, seul sens possible semble nous dire Nelly Arcan pour une femme au foyer de cette génération. Haine d’une mère qui a renoncé à exister pour elle-même. Haine d’une mère qui n’a jamais fait le deuil d’une première fille, Cynthia, devenue plus ou moins explicitement le point de référence d’une destinée rêvée, idéale au regard de laquelle Isabelle/Nelly est sans cesse comparée. Il est d’ailleurs révélateur que Nelly choisira de s’appeler Cynthia pour exercer son métier de prostituée de luxe.

Haine d’un père qui aurait pu avoir le désir du corps plus jeune de sa fille et qu’elle a fui par peur d’être attirée par lui. A tel point qu’elle semble guetter, espérer et redouter à la fois l’arrivée de ce père comme l’un de ses clients. Car, lui aussi, toujours en déplacement, multiplie les conquêtes féminines et recourt, probablement, aux services tarifés de jeunes femmes accortes et autrement plus désirables qu’une épouse qui se nécrose. Ce qui n’empêchera pas le père de s’abriter derrière une morale et une série d’interdits religieux !

Violence envers son psychiatre qui l’écoute sans jamais la questionner ou la guider, qui la laisse seule à se débrouiller. Peur d’être désirable pour ce praticien au point qu’elle en espère que lui aussi la prendra puisqu’elle est prenable par « des milliers de queues » devenues indifférenciées, universelles.

Haine des hommes qui la traitent comme jamais ils n’envisageraient de traiter leurs épouses et qui, en la sodomisant, en éjaculant sur son visage, ou la forçant à une homosexualité féminine ou à prendre des poses indécentes lui font subir ce qu’ils avouent eux-mêmes qu’ils ne voudraient pour rien au monde que leurs filles, du même âge, subissent.

Désamour d’elle-même depuis l’enfance. Elle qui s’est toujours vue la plus petite, la plus moche, la moins désirable et qui, en choisissant ce métier, tente de se tromper elle-même sur le désir qu’elle sait pouvoir susciter.

De tout cela ne peut résulter qu’un désastre dont nous connaissons l’issue, un suicide à trente-six ans, parce ce qu’elle n’en pouvait plus de ne plus se croire désirable pour ce qu’elle n’était de toute façon pas.

Un livre en forme de long cri obsessionnel au secours, un livre violent, au vitriol !

Edité aux Editions Seuil – 2002 – 186 pages

American Stranger - David Plante



David Plante a déjà publié une vingtaine de romans objets de louanges aux USA, souvent en lice pour des Prix dont pourtant un seul jusque là avait été traduit en France. Son dernier opus « American stranger » revêt donc un intérêt particulier d’autant plus qu’il fut publié d’abord en France avant toute diffusion aux USA ou au Canada.

Son livre, situé hors de tout repère temporel pour mieux en marquer le caractère rémanent, illustre à la perfection la difficulté d’être une américaine moderne au point de devenir une étrangère à son propre pays. Nancy Green, personnage central de ce roman en cinq parties, est la fille d’un couple de Juifs ayant fui Berlin au temps du nazisme pour se réfugier à New-York. De ses parents, Nancy ne sait pas grand-chose car ils refusent obstinément d’évoquer leur passé personnel et les heures terribles à travers lesquelles ils ont du passer. En manque de repères pour se construire, Nancy va chercher dans l’amour et la sexualité une raison d’exister et de se structurer.

Après avoir connu une liaison sans passion avec un étudiant en médecine grec sur le campus de l’université de Boston où elle fait ses études de lettres anglaises, elle fera la connaissance presque mystique d’Aaron, un juif en cours de conversion au catholicisme. Entre eux, il ne pourra rien d’y avoir de sexuel car Aaron laissera comprendre, sans jamais l’exprimer à Nancy, qu’il se dessine à la prêtrise et que c’est à un amour universel, immense qu’il entend se consacrer. Nancy, l’aguichante juive non pratiquante qui sait plaire aux hommes, y connaîtra un premier échec dont elle ne comprendra jamais vraiment les raisons.

Viendra alors Yvon, l’étudiant franco-canadien passionné de géologie, avec lequel elle vivra une relation passionnée, fusionnelle et tourmentée. Une relation qui fera d’elle une femme à part entière, découvrant les infinies ressources et les multiples recoins du plaisir. Une relation qui la mènera aussi aux bords de la destruction tant la part d’ombre d’Yvon est prévalante, partagé qu’il est entre une mère puissamment dépressive et destructrice et une amante qui rêve de l’avoir pour elle seule.

Suivra Tim, l’avocat anglais à l’intelligence subtile et méprisante, veuf d’une femme qu’il n’a jamais vraiment aimée car incapable d’enfanter et qui se cherche une nouvelle épouse capable de lui donner une descendance. Nancy l’épousera s’en croyant amoureuse et le suivra en Angleterre. A nouveau déracinée, malgré tous ses efforts, elle ne parviendra jamais véritablement à s’intégrer à un pays qui lui fait comprendre à chaque instant qu’elle n’est pas des leurs et qui la laisse ostensiblement sur la touche. Des années d’humiliation qui participeront à la manifestation permanente et de plus en plus profonde d’un désarroi qu’elle porte en elle depuis toujours.

Lorsqu’elle finira par revenir aux Etats-Unis, séparée d’un époux devenu odieux, c’est en étrangère qu’elle s’y sentira. Trop d’années auront passé, trop de déformations auront laissé leurs empreintes anglaises, trop de désillusions auront brisé une femme qui croyait naïvement en l’amour, en la puissance du désir pour y construire sa vie. Elle aura fait l’expérience de l’abandon suscité ou soumis, des trahisons et devra se confronter à une ultime révélation qui finira de la broyer sans qu’elle n’ait jamais été capable de finalement définir ce qu’était sa véritable identité, restant une étrangère à elle-même comme une étrangère à tous les lieux qu’elle aura occupés, voire les hommes qu’elle aura aimés.

C’est un livre d’une rare sensibilité et d’une certaine noirceur, à la fois ambigu et vertigineux qu’est parvenu à écrire David Plante. Derrière une écriture dépouillée et essentielle, se cachent la douleur des sentiments, l’analyse intime et touchante de la sensibilité féminine d’autant plus surprenante qu’elle y est écrite par un homme, et la dérive d’un pays, l’Amérique, qui ne sait plus vraiment ce que sont ses valeurs et sa raison d’être. Un pays devenu lui aussi étranger à lui-même.

Publié aux Editions Plon – 2010 – 216 pages

28.3.12

La tombe des lucioles – Akiyuki NOSAKA



La vie de Nosaka ressemble à un roman. Né en 1930 d’un père inconnu, sa mère naturelle meurt en couches. Confié à une famille d’accueil, il perd sa mère adoptive lors d’un bombardement américain sur la ville de Kobé en 1945. Peu de temps après, sa sœur adoptive meurt dans ses bras de malnutrition et de manque de soins. Dès lors, il va devenir l’un de ces multiples enfants des rues du Japon de la fin de la guerre, lorsque le pays est à genoux puis sous le joug de l’occupant américain. Vivant de rapines et de marché noir, il sera arrêté et mis en maison de correction jusqu’à ce que son père naturel, miraculeusement, qui est vice-gouverneur d’une province le fasse libérer. A nouveau, il lui faudra vivre d’expédients occupant successivement des métiers aussi improbables que laveur de vitres, laveur de chiens, fabriquant de machines à sous truquées ou bien encore mannequin. Quelque temps plus tard, il se mettra à l’écriture et publiera un roman choc, une véritable bombe dans le Japon des années d’après-guerre, « Le pornographe ». Se qualifiant comme le témoin d’un pays en pleine déliquescence, il campe dans son livre la face obscure de l’Empire du Soleil Levant et y décrit de façon provocante les fantasmes sexuels qui peuvent habiter les populations stressées et auxquelles il est interdit de s’exprimer à titre individuel. Il s’engagera quelque temps dans la politique, devenant même sénateur pendant quelques mois avant que de démissionner pour tenter de faire tomber le premier ministre véreux de l’époque. Car Nosaka est un provocateur né. Une provocation qu’il mettra au service d’une gigantesque œuvre littéraire ayant publié plus de cent opus dont très peu sont traduits et disponibles en France.

Le livre dont il est question ici regroupe deux nouvelles intitulées respectivement « La tombe des lucioles » et « Les algues d’Amérique ». Il s’agit très clairement de deux récits à caractère autobiographique. La plus connue, la première, relate ni plus ni moins sa propre vie d’adolescent. Elle commence avec la narration poignante de la mort du personnage principale, devenu SDF dans une gare. Sous-homme, repoussé de tous, pouilleux parmi les pouilleux, il expirera dans l’indifférence générale et son corps sera rapidement enlevé pour finir dans une crémation aussi anonyme que la pauvre vie qu’il abrita. Commencera alors le récit de cette descente aux enfers dont l’origine se trouve dans le bombardement de Kobé, tuant sa mère, déjà orphelin putatif d’un père parti sur un navire de guerre dont on reste sans nouvelle depuis des années. Tenant sa jeune sœur sur son dos, il sera envoyé chez une tante qui n’a d’autre objectif que de dépouiller les enfants de leurs maigres biens pour nourrir sa propre famille et leur laisser de vagues restes. Une misère qui les envoie dans une sorte de grotte précaire, les obligeant à vivre de rare charité et d’un peu de rapines jusqu’à ce que la jeune sœur décède dans les bras de son frère de malnutrition tout juste éclairée par les lucioles qui leur servent de maigre lampe naturelle.

Avec « Les algues d’Amérique », c’est du Japon du début des années soixante dont il est question. Un pays qui commence à reprendre du poil de la bête, qui s’est défait de l’envahissante présence américaine et où, précisément, un couple d’Américains vient passer quelques jours de vacances. Comme, lors d’un voyage à Hawai, l’épouse japonaise avait été accueillie par le couple, elle leur rend la monnaie de la pièce en les accueillant à son tour chez elle un peu contre le plein gré de son mari et avec l’indifférence de leur enfant. Rapidement, cet hébergement va virer au cauchemar. Un cauchemar qui trouve son origine dans le rappel d’un passé profondément enfoui des deux hommes qui vont faire connaissance lors de virées glauques dans le Tokyo de l’underground. Tous deux connurent l’occupation, l’un comme quelqu’un devenu expert en marché noir et entremetteur auprès des soldats américains, l’autre comme espion chargé de repérer les mauvais-pensants, parlant parfaitement japonais, et vivant à la solde du pays. Un cauchemar induit par un comportement sans-gêne et grossier du couple américain qui n’a que faire de leurs hôtes dont ils cherchent simplement, une fois de plus, l’histoire bégayant, à tirer profit. Un cauchemar parce qu’il déclenche chez les Japonais des comportements déviants où les réminiscences du pornographe se font nombreuses.

Ces deux nouvelles noires et admirables valurent à Nosaka la plus haute distinction littéraire nationale, le Prix Naoki, en 1968.

Publié aux Editions Picquier Poche – 2004 – 140 pages

26.3.12

La pissotière – Warwick Collin



En plein cœur de Londres et à proximité du métro se trouve une pissotière pour hommes. Lorsque Ez s’y fait embaucher et retrouve deux compatriotes jamaïcains qui tiennent les lieux, il est loin de se douter que l’endroit est un point de rencontre bien connu des homosexuels qui s’y retrouvent pour assouvir leurs pulsions à l’abri précaire des cabines de toilette. Jusque là, la stratégie a plutôt été de laisser faire tant que la discrétion prévalait. Lorsque ceux qu’ils appellent les « reptiles », parce qu’ils sont froids et silencieux comme ces derniers et se choisissent sur un simple regard sans jamais s’adresser la parole ni avant, ni pendant, ni après leurs actes, en viennent à devenir trop envahissants ou à s’agglutiner jusqu’à cinq dans l’espace étroit d’une cabine, ils les délogent à l’aide d’un gros bâton en les menaçant de les prendre en photo et de porter plainte. Une stratégie d’équilibre qui sauvent les apparences et permet à tous d’y trouver son compte.

Cependant, un jour la municipalité à qui appartient l’endroit, lasse de voir s’accumuler des plaintes pour atteinte aux bonnes mœurs, décide de tout mettre en œuvre pour faire cesser ces pratiques. Un oukase qui va avoir de nombreuses conséquences inattendues sur l’eco-système  qui gère ou fréquente les lieux.
Dans ce petit roman original, Warwick Collin traite de façon légère, amusante et brillante d’un sujet grave, celui de l’homosexualité masculine et, en particulier, de celle qui n’est pas assumée car la plupart de ceux qui s’adonnent dans ces lieux clos et intimes à des pratiques douteuses sont des cadres ou des hommes de profession libérale mariés et pères de famille que les Jamaïcains arrivent de croiser en famille dans les rues animées adjacentes.

Un sujet tellement grave que les deux Jamaïcains qui travaillaient là n’en avaient jamais parlé à leurs épouses jusqu’à ce que la femme de Ez, lors d’un dîner organisé par elle, mette les pieds dans le plat et oblige chacun à regarder les choses en face. Ce sont finalement les femmes qui joueront, malgré elle, en épouses ou en déléguée de la municipalité le rôle perturbateur d’un monde souterrain profondément enfoui sous une bonne dose de lâcheté ou de vague honte.

Un roman pour dire aussi que la misère n’est pas seulement celle des populations prolétaires tels ces Jamaïcains réduits à vivre de l’élimination javellisée des excréments d’une population masculine venue, en majorité, ici pour expulser d’autres sécrétions que celles normalement attendues.
Les plans de lecture de ce très court roman sont donc nombreux et nous invitent à aller très au-delà du simple récit au demeurant fort bien construit, drôle et grave à la fois.

Publié aux Editions 10/18 – 1997 – 142 pages

19.3.12

Pierrot-La-Gravité – Kôtarô ISAKA



Kôtarô ISAKA est un romancier né en 1971 qui s’est fait connaître sur la scène littéraire japonaise en 2001 avec « La prière d’Aubudon » récompensé par le Prix Shinco Mystery Club. Il a depuis publié un certain nombre de romans qui font immanquablement penser à l’univers un peu fantastique et onirique de Haruki Murakami.

« Pierrot-La-Gravité » doit son titre à un spectacle de cirque qui a fortement marqué Haru et Izumi, deux frères étroitement liés l’un à l’autre. Lors de ce spectacle, un clown déguisé en Pierrot se transformait en un trapéziste qui se jouait de la gravité, multipliant les acrobaties et les sauts dans le vide provoquant frayeur et frissons dans l’audience. Un clown triste qui semblait se départir de la gravité terrestre en se balançant avec élégance sur un trapèze. « Tout cela pour nous faire oublier notre condition » comme le dira Izumi en page 442.

L’oubli de sa condition est précisément ce qui hante de façon obsessionnelle la vie de Haru depuis qu’il a découvert, encore enfant, qu’il était issu du viol de sa mère par un adolescent pervers qui frappa à de nombreuses reprises des femmes jeunes et sans défense dans la ville de Sendai. Bien que la famille resta profondément soudée après ce drame et que le mari, et père d’Izumi , fit sien presque sans hésitation cet enfant, Haru devenu adulte se sent à part et en vient à douter du sens et de la valeur de sa propre existence.

Izumi travaille dans une société spécialisée en recherche génétique tandis qu’Haru vit de l’effacement de tags qui se mettent soudainement à proliférer dans la ville de Sendai. Brutalement, une série d’incendies indéniablement volontaires se déclenche à chaque fois annoncés par des tags mystérieux et systématiquement rédigés en Anglais. Les deux frères décident alors de mener l’enquête aidés à distance par leur père, fonctionnaire à la retraite, passionné de romans policiers, qui se meurt d’un cancer de l’estomac à l’hôpital.

Peu à peu, les tags vont s’assembler pour former des phrases puis des combinaisons élaborées qui semblent porter un message. Au fur et à mesure que l’enquête fraternelle progresse, la face obscure de Haru se dévoile au point qu’Izumi en vient à se poser des questions sur la santé mentale de celui-ci et le rôle réel qu’il joue dans cette prolifération délictueuse. Tout au long de ce roman qui se situe à la croisée du fantastique et du policier, c’est la question du bien et du mal qui sera abordée directement ou indirectement, du sens que l’on veut donner à vie, du rôle que la science vient à jouer lorsqu’elle nous donne le pouvoir de révéler ou de mettre en évidence de façon incontestable, ce que nous soupçonnions.

Menée de façon très serrée, la trame nous entraîne sur des fausses pistes s’enfonçant toujours plus dans le mystérieux et le fantastique pour nous réserver une conclusion partiellement pressentie mais qui comportera sa part d’étonnement. Tout cela est fort bien fait et, même si nous sommes très loin du degré de maîtrise et d’étrangeté que possède Haruki Murakami, se laisse lire avec intérêt et un assez grand plaisir.

Publié aux Editions Philippe Picquier – 2011 – 466 pages

16.3.12

Les Arabes dansent aussi – Sayed Kashua



Ce livre fit l’effet d’une bombe lors de sa parution en Israël . Ecrit par un journaliste de citoyenneté israélienne mais d’origine palestinienne, il relate posément, sans cris, sans jugement de valeur, l’énorme et terrifiante difficulté à vivre quand on est palestinien, arabe et israélien.

De fait, c’est toujours du mauvais côté de la barrière que ces laissé pour compte finissent bien malgré eux par se retrouver.

Aux yeux des Arabes et de leurs frères palestiniens, ils apparaissent comme des profiteurs de l’occupant, des inféodés du peuple honnis qu’ils servent et dont ils dépendent pour vivre. Aux yeux des Juifs d’Israël, ce sont des parias, les rebuts de la société, la main-d’œuvre peu onéreuse et soumise.

Même, comme c’est le cas du jeune garçon dont il est question ici, et dont il n’est pas vain de penser qu’il s’agit d’un auto-portrait de l’auteur, quand il s’agit des meilleurs élèves reçus dans les meilleures écoles juives. Ils seront toujours exclus des manifestations collectives à caractère religieux, des exercices de préparation militaire puis, plus tard, des meilleurs postes.

Alors ce jeune garçon qui vivait jusque là dans un petit village de Galilée dans la nostalgie familiale de la Palestine vue comme la Terre Promise, va s’exiler dans le meilleur internat de Jérusalem. C’est là qu’il découvrira rapidement l’impossibilité à aimer et être aimé d’une jeune fille juive, le racisme profond de la société dominante, les douces illusions d’un père qui finira résigné après avoir été considéré comme un héros palestinien dans sa jeunesse.

C’est là aussi qu’il comprendra la misère dont il vient en découvrant l’opulence de la grande ville, la musique des Beattles, les vêtements occidentaux. Viendra alors le temps de comprendre sa double identité et de trouver son propre chemin étroit dans un monde où la tolérance n’est pas la vertu première.
Il en résulte un assez beau livre et dans tous les cas, un témoignage précis, factuel sur une société que nous connaissons mal ici, en Occident. Dans la même veine mais avec un impact narratif et stylistique autrement plus fort, nous avons préféré « Et il y eut un matin » du même auteur, et dont vous trouverez l’analyse dans Cetalir.

Publié aux Editions Belfond  - 253 pages

9.3.12

Pêches glacées – Espido Freire



Il m’arrive régulièrement de m’enthousiasmer pour des romans souvent injustement méconnus et dont Cetalir vous recommande la lecture.

Il arrive aussi, moins souvent fort heureusement, qu’un roman me laisse à l’écart de ce que son auteur a voulu véhiculer. « Pêches glacées », vous l’aurez compris, tombe dans cette deuxième catégorie des déceptions avérées.

Sans doute la faute à une trame narrative d’une extrême confusion, vraisemblablement pour évoquer la même confusion qui s’empare des souvenirs d’une cohorte de protagonistes qui gravite autour de trois Elsa. Un même prénom pour trois personnages aux destins tragiques et appartenant à une même lignée familiale. Comme l’auteur bascule sans crier gare et sans aucune prévention pour son lecteur d’une Elsa à l’autre, projetée sur deux longues générations, ledit lecteur a tôt fait d’en perdre son latin. Du coup, ou bien l’on adhère à un style mélancolique, au parti-pris d’une succession de tableaux dont le sens n’apparaît que peu à peu et dans la plus totale confusion, ou bien l’on persévère parce que l’on espère que le roman va enfin sortir d’une torpeur languissante et qu’il faut bien en dire quelque chose sur Cetalir. Et bien non, hormis les trente dernières pages qui enfin s’animent et nous permettront d’en apprendre plus sur les malheurs de ces trois jeunes filles.

Le titre lui-même est assez déroutant. En fait, avec la guerre civile espagnole, la recette des pêches glacées semble s’être perdue. Pour la retrouver, il faut effectuer un travail de mémoire, interroger les anciens pour tenter de redonner vie à ce qui menace d’avoir disparu à jamais.

C’est ce qui se passe avec nos trois Elsa. Elsita, la petite fille qui disparaît un jour de canicule dans la montagne, sans que jamais on ne retrouve trace d’elle, du moins jusqu’à la fin de ce roman chaotique. Petite Elsa, jolie jeune fille enrôlée dans une secte, l’ordre du Graal, dont elle deviendra l’offrande sexuelle soumise avant de s’échapper et de s’exiler sous protection policière pour tenter de s’extraire à ses bourreaux. Grande Elsa, la cousine aînée de Petite Elsa, artiste peintre et dilettante, qui elle-même doit s’exiler de sa ville natale car l’ordre du Graal la prend pour l’autre et veut à tout prix la réduire au silence.
Chacune de ces jeunes filles gravite autour de personnages dont certains se connaissent, beaucoup s’ignorent, et dont la fréquentation va leur permettre de reconstituer partiellement ce qui compose leur propre histoire perdue, les secrets enfouis sous la guerre civile et ignorés jusque là par une famille aussi larguée que le lecteur…

Arrêtons là. Soulignons que d’autres ont visiblement apprécié puisque ce roman espagnol  fut consacré par le prix Planeta en 1999.

Publié aux Editions Actes Sud – 295 pages

5.3.12

La musique d’une vie – Andreï Makine

Né en 1957, Andreï Makine passa ses années de jeunesse en URSS et eut la chance d’être élevé dans une culture parfaitement bilingue, russe et française. Réfugié politique, il s’installe en France à la fin des années 80 où il poursuit en parallèle une carrière d’enseignant à Science-Po et d’homme de lettres. Makine est un prince de l’écriture qui manie une langue classique mais sans ostentation, une langue faite pour raconter, témoigner, émouvoir et happer à l’image de la grande littérature russe. Il obtiendra d’ailleurs pour « Le testament français » le Prix Goncourt et le Prix Médicis (double récompense plutôt rare) en 1995.
« La musique d’une vie » est un très court roman, idéal pour découvrir l’auteur, si vous ne le connaissez pas encore. Tout commence sur le quai d’une gare où s’entasse, dans le froid et la neige, une foule humaine faite de civils et de soldats en goguette qui attendent en vain depuis six heures, sans la moindre nouvelle, un improbable train. Quel meilleur exemple pour illustrer « l’Homo Sovieticus », invention faite pour dire la difficulté de vivre, la prédominance d’une idéologie sans concession, la disparition de l’individu au profit putatif du collectif et, surtout, la capacité à endurer plus qu’il ne serait jamais permis de penser.
Pendant que certains des soldats négocient une étreinte sans amour avec la vieille prostituée fatiguée de service, un homme engoncé dans son manteau et coiffé d’une toque de fourrure s’assied en face d’un piano arrivé là on ne sait comment. Seul un violent accord retentira tandis que quelques larmes couleront, entr’aperçues par celui qui deviendra son compagnon de voyage lorsque le train inespéré finira par se pointer. Cet homme au piano est Alexis Berg, pianiste virtuose, dont le premier concert devait avoir lieu en Mai 1941 à Moscou. Un jeune homme promis à la gloire et dont le destin sera irrémédiablement brisé, victime parmi des millions d’autres de la folie du Stalinisme. En effet, le jour même de son concert, les parents d’Alexis seront arrêtés par la police politique et lui-même ne vaudra son salut que par la bienveillance d’un voisin qui le préviendra au tout dernier moment.
Obligé de fuir, il se réfugie en Ukraine chez des parents qui le cachent jusqu’au jour où l’avancée allemande bouleversera à nouveau la donne. Arraché de sa planque, il lui faudra changer d’identité et trouver un cadavre de soldat russe lui ressemblant pour devenir ce mort qu’il ne connaît pas. De pianiste, le voici soldat, plusieurs fois rescapé de ses blessures, toujours brave mais prenant soin de ne pas se faire remarquer. Pendant des années, il lui faudra vivre pour ce qu’il n’est pas, cacher qui il est vraiment, faire croire à la fille du général dont il est devenu le chauffeur qu’il ne sait rien du piano. Toujours vivre en marge, en solitaire et en taiseux. Mais l’Histoire finit toujours par vous rattraper comme l’imaginera Makine.
Un livre admirablement écrit et construit pour témoigner de la brutalité d’un communisme stalinien qui mit toute sa force à détruire un peuple, victime de la folie d’un dictateur qui toujours trouvera des zélateurs. Qui dit que l’Histoire ne bégaye jamais ?
Publié aux Editions du Seuil – 2001 – 128 pages

2.3.12

Alice est montée sur la table – Jonathan Lethem



Tout amateur de littérature décalée, délicieusement subtile et intelligente, drôle et moqueuse ne pourra que se réjouir en lisant ce roman de science fiction romanesque à part dans la production littéraire.

Il faut dire que J. Lethem frappe un grand coup et en profite pour épingler les corporatismes dans les campus universitaires américains, l’hyper-spécialisation qui entraine la verticalisation des recherches, le mépris de l’interdisciplinarité, le recours à un verbiage ésotérique et découpeur de cheveux en quatre. Le tout avec brio et au profit d’une histoire décapante d’intelligence et d’imagination.

Nous sommes quelque part aux Etats-Unis dans l’une de ces riantes et proprettes universités privées et hors de prix. Un couple de professeurs émérites vit jusque là un amour sincère et profond.
Lui, Philipp, est précisément enseignant en interdisciplinarité, spécialiste en méthodologie. C’est une sorte d’esthète, de contemplateur poète de ses collègues aux disciplines ardues, de philosophe social de la Physique à laquelle il ne pige pas grand chose.

Elle, Alice, est l’assistante d’un ex Prix Nobel en Physique. C’est une rationnelle, une spécialiste de la mise en équation, une intelligence pure qui cache une réelle sensibilité.Tout ce bel équilibre va voler en éclats parce qu’Alice et son équipe viennent de réussir  à créer un univers physique de petite taille, en laboratoire, dénommé « Lac », contraction de la lacune. Une lacune car aucun modèle physique, mathématique ou rationnel ne permet d’expliquer ce monde parallèle qui résiste à toute exploration.
Un univers qui rapidement va prendre un côté magique offrant une pseudo-rationalité que les disciplines les plus arides du campus et du monde vont tenter d’interpréter en se livrant un féroce et vain combat. Un univers à la Lewis Caroll, qui avale sans les restituer des objets hétéroclites, rejette inflexiblement d’autres. Un univers qui affiche des préférences que personne n’arrive à décoder.

Un univers surtout dont Alice va tomber amoureuse, au sens premier du terme et qui va la faire basculer de la pure rationalité à une approche irrationnelle, dictée par le seul désir de se faire aimer par cette création de l’esprit jusqu’à tenter de s’y faire avaler, de se mutiler pour lui.

A partir de là, notre auteur va s’en donner à cœur joie. Les petites mesquineries du corps enseignant, les jalousies bien cachées derrière d’affables façades, la ségrégation hiérarchique selon un code caché de l’importance des disciplines vont se faire gentiment et drolatiquement vitrioler.

Mais le tour de force de l’auteur consiste à nous faire tomber dans un suspense haletant où un couple d’aveugles, genre Men in Black, qui se sont créés un monde et un vocabulaire parallèles et se sont enfermés dans une logique d’accouplement obsessionnelle, contribue à entretenir la bizarrerie comique. Un couple objet d’étude et de fantasmes de la part d’une psychologue mythomane.

Chaque page est un régal, chaque personnage une absolue réussite. Vous l’aurez compris, nous avons été emballés. Alors, vous savez ce qu’il vous reste à faire pour découvrir le secret de Lac…

Publié aux Editions de l’Olivier – 249 pages