20.5.12

La soif primordiale - Pablo de Santis



Au moment où l’industrie du cinéma s’est emparée du mythe des vampires jusqu’à plus soif (si j’ose dire) pour en faire un sous-produit culturel (voir la navrante série de Twighlight), l’argentin Pablo de Santis se réapproprie le sujet pour en faire un roman passionnant et qui vaut son pesant de sang frais.

On pense beaucoup à Carlos Zafon dans la façon dont Pablo de Santis campe son action dans la Buenos Aires des années cinquante. Une ville où comptent surtout les bâtisses abandonnées ou vétustes, les jardins gardés loin des regards où se trament et se cultivent d’épouvantables secrets. Une ville où le livre est roi et où l’un des enjeux est de rafler à vil prix tout ce que la cité compte de bibliothèques privées où d’improbables et rares ouvrages ont été amassés tout au long d’une vie par un collectionneur maintenant décédé et dont les héritiers ont décidé de se séparer. A Zafon encore car l’ombre et la nuit y jouent une importance primordiale, le dénouement des grands secrets devant rester connu des seuls initiés et caché au plus grand nombre.

Santiago est un jeune provincial pris en charge par son oncle mécanicien. Un temps réparateur de machines à écrire, il va se retrouver du jour au lendemain à reprendre les fonctions d’un journaliste décédé au journal. Derrière la position officielle de cruciverbiste se cache en fait la mission de responsable de la rubrique ésotérique et, plus encore, celle d’informateur d’un mystérieux Ministère de l’Occulte du temps de la dictature militaire.

Chargé d’enquêter sur tout ce que le pays et la capitale comptent de personnages supposés détenir des pouvoirs paranormaux, Santiago va se retrouver l’enjeu d’un conflit éternel entre une société secrète d’universitaires et de notables censés représenter la morale et la normalité, et la confrérie des antiquaires. L’antiquaire est la version moderne du vampire civilisé. Il est la façade derrière laquelle se dissimuler car l’immortalité vampirique nécessite que l’on vive dans le culte d’un passé rappelant une éternelle jeunesse et auprès d’objets censés rappeler les étapes clé d’une existence qui n’en finira jamais autrement que dans la violence.

Par un concours de circonstances, Santiago va se retrouver malgré lui membre de la confrérie des antiquaires et nouveau-venu parmi les vampires. Il y côtoiera des antiquaires collectionneurs de poupées, numismates ou bibliophiles. Une société secrète qui se tient le plus éloignée possible de la soif primordiale, celle du sang, en consommant un mystérieux élixir. Une société qui a ses codes, qui n’hésite pas à supprimer celles et ceux qui les transgresse, soumise aux auspices d’une sorte de pythie qui envoie des messages en extirpant des pages de livres enfouis dans son jardin. Une société dont les membres sont tenus confinés dans l’ombre et à l’écart de tout amour, impossible à moins que d’avoir mis la main sur un livre, l’Ars Amandi, qui s’enflammera si l’on n’a pas su en ouvrir les pages dans l’ordre prévu.

Apprendre à devenir un vampire civilisé n’est pas simple quand on est jeune et surtout amoureux d’une fille a priori inaccessible comme Santiago. Qu’il est difficile d’aimer quand aimer veut dire tuer à petit-feu, en suçant avec délectation et perversité chaque jour un peu plus du sang de l’être aimé jusqu’à sa destruction.

De façon palpitante et avec intelligence, sans jamais tomber ni dans le ridicule ni dans le trait forcé, Pablo de Santis nous met aux prises avec la lutte à mort entre une société secrète chargée d’éliminer les antiquaires et ces derniers, soucieux de se protéger et prompts à se venger de toute élimination ou tentative d’élimination.

Crimes, manipulations et perversions sont les ingrédients d’un thriller parfaitement bien mené, original et haletant qui redonne un sacré coup de jeune à un genre que l’on croyait à jamais éculé. Une vraie réussite !

Publié aux Editions Métailié – 2012 – 246 pages