30.6.12

L’obscurité du dehors – Cormac McCarthy



Nous aimons énormément la production littéraire de ce géant contemporain de la littérature américaine qu’est Cormac McCarthy et tentons, chez Cetalir, de rendre plus connue sa production romanesque aussi fournie que dantesque.

« L’obscurité du dehors » fut le deuxième roman de McCarthy publié sous le titre de « Outer dark » en 1968. Il s’agit d’un authentique chef-d’œuvre dans lequel les cauchemars de l’auteur (la fuite sans but, la folie meurtrière, la stupidité humaine, la violence gratuite, la misère physique et morale…) prennent une forme haletante et épique. Comme presque toujours chez McCarthy et assurément systématiquement dans ses plus grands romans, le style est éblouissant et on ne peut que saluer chapeau bas le travail remarquable de traduction car l’exercice dut être d’une rare complexité !

McCarthy a le génie du verbe, celui capable d’assembler miraculeusement des mots jusque là pas faits pour s’entendre, de les mettre en résonnance ou dissonance, créant ainsi un chaos syntaxique, lyrique et poétique, à la manière d’un Dante moderne, au service d’un souffle scriptural et romanesque irrésistible. Il est fréquent de lire et relire certains passages tant l’écriture y est éblouissante, tant le luxe de la prose, la richesse du détail, l’étonnement du timbre, ne peuvent se révéler en une fois.

A ce titre, comme l’auteur aimera à le faire dans un grand nombre de ses romans ultérieurs, les très courts intermèdes introductifs et séparatifs des longs chapitres qui s’enchaînent, écrits souvent en une courte page, en caractères italiques, clairement signalés au lecteur comme jouant un rôle récitatif au sens de l’opéra, sont des pièces d’orfèvrerie à quasiment apprendre par cœur. L’écriture y est haletante, éblouissante de maîtrise, tourbillonnante en vue de nous précipiter vers l’étape suivante d’une inéluctable descente aux enfers décidée par les hommes.

La trame romanesque est la suivante. Au cœur des Appalaches, au fond d’une cabane misérable et isolée du monde, à une époque où les seuls moyens de locomotion restaient la marche ou le cheval, une jeune femme met au monde un enfant dans la souffrance. Un fils maudit, fruit de l’amour incestueux et probablement violent d’un frère à moitié débile, instable et paumé et d’une sœur abandonnée à elle-même.

Parce qu’il faut se débarrasser de cet enfant du péché, l’homme raptera l’enfant pendant le repos de la mère et s’en débarrassera dans les bois. Malheureusement pour lui, un colporteur improbable et misérable, intrigué par des traces inhabituelles, découvrira le bébé et le sauvera juste à temps d’une mort certaine.

L’homme finira par s’enfuir, après avoir dit à sa sœur que l’enfant était mort et enterré, en proie aux tourments que lui inflige son double geste et partira aux hasards des routes en recherche d’aléatoires travaux de tâcheron. La jeune mère, désespérée et comprenant que son frère lui a menti, se met à son tour en quête déstructurée d’un enfant qu’elle n’a jamais vu et dont elle ne sait rien. Commence alors un double voyage parallèle qui mènera le frère et la sœur sur la voie certaine du désespoir, de la déchéance, de l’enfer dans un parcours symbolique d’une terrible et renouvelée expiation d’un des plus grands péchés, l’inceste.

Un chemin où apparaît un trio d’ombres maléfiques, semant la terreur, assassinant sans question ni remords, sans d’autre raison que c’est leur propre raison d’être, se nourrissant de nourritures douteuses et qui sème sur sa route des cadavres mutilés, calcinés et des pendus aux silhouettes menaçantes.
Un chemin où la bêtise s’acharne sur une certaine innocence, où les préjugés valent mieux qu’une analyse même sommaire, où la recherche d’un bouc émissaire à l’inexplicable est synonyme d’équilibre social fragile et humiliant.

Un chemin apocalyptique à l’image de l’extraordinaire passage d’un troupeau de pourceaux, armée immense et biblique, indisciplinée et apeurée, qui finit par s’abîmer en grand nombre en précipitant ses bergers, dans les pentes fatales d’un détroit symbole de la difficulté à être sauvé d’un monde noir, terrifiant, méchant et incompréhensible.

Une lecture qui n’est pas prête de disparaître des mémoires, un roman qui s’impose comme l’un des plus grands du XXeme siècle.

Publié aux Editions Points -226 pages

23.6.12

God’s Pocket – Pete Dexter



« God’s Pocket », du nom du quartier pauvre et ouvrier de Philadelphie, plus ou moins contrôlé par la Mafia, fut le premier roman de Pete Dexter, auteur américain contemporain, journaliste de profession et que nous aimons beaucoup à Cetalir. D’emblée avec ce premier roman publié en 1983, P. Dexter s’imposa comme un écrivain majeur du roman noir contemporain.

On y trouve ce qui structurera son œuvre dans les vingt cinq années qui suivirent : minorités sociales ou raciales qui tentent de s’en sortir face aux plus puissants, flics douteux, déjantés et décalés, pouvoir de la pègre et corruption politique…

Comme toujours par la suite, ce qui étonne est un style noir ciselé, éclairé par des images où l’auteur se fait un malin plaisir de constituer des combinaisons inattendues ourlées d’un argot rieur, et où le lecteur trouve une respiration grâce à des moments burlesques et qui suscitent un rire franc et massif. Bref, une fois plongé dans un roman de Dexter, il est bien difficile d’en sortir tant l’ambiance caractéristique vous enveloppe et vous plonge dans un cocon isolé du monde.

« God’s Pocket » est une sorte d’hommage décalé à la classe laborieuse de Philadelphie, à ceux qui cherchent à s’en sortir sans quitter  le droit chemin (prélude à « Train », sublime et dernier roman de l’auteur) ou qui composent a minima avec la pègre en se salissant les mains le moins possible (on lira encore « Un amour fraternel »). Un chemin étroit soumis rendu possible par un laxisme policier, une complaisance plus ou moins achetée et à un laisser-faire politique.

Mais c’est aussi une intrigue solidement charpentée sur fond de crime. Dès la première ligne, nous sommes confrontés sans ambages à la mort d’un jeune homme du nom de Leon Hubbard. Ce dernier travaillait comme maçon sur le chantier d’un hôpital. Un emploi de complaisance, fourni par la mafia. Une mort qui n’a rien d’accidentel et sur laquelle l’auteur va construire son roman.

Par un concours de circonstances, voilà que bientôt, alors que Hubbard est un sans grade, un loser fini, un célèbre journaliste et chroniqueur, la police, la famille et la mafia vont mener des enquêtes séparées et qui ne vont pas tarder à s’entrechoquer. D’où une incroyable série de péripéties tantôt dramatiques, souvent très drôles liées à l’enterrement d’un corps qui devient multiplement embarrassant.

Mal chronique de la société américaine, l’alcoolisme joue un rôle de révélateur, accentuant les dérives, déliant les langues, libérant l’autocontrôle et poussant celles et ceux dont il s’empare à se livrer à des actes et des paroles qui auront des conséquences diamétralement opposées à celles attendues. Un alcoolisme sur fond de pauvreté, de solitude physique ou sentimentale, de difficulté de vivre.
Bref, c’est un superbe roman noir, très noir, mais aussi un roman très écrit, superbe de maîtrise, d’emblée majeur que tout amateur de littérature se devra de découvrir.

Publié aux Editions de l’Olivier – 348 pages

16.6.12

Corniche Kennedy – Maylis de Kerangal



C’est à un inhabituel mélange des genres que nous assistons avec un bonheur certain, il faut le dire immédiatement. En bâtissant un roman envoûtant, hors du temps et qui oscille entre polar et histoires d’amour, Maylis de Kerangal sait trouver un ton original, sporadiquement brutal, à l’image d’une certaine folie qui habite ses personnages, toujours onirique. En outre, un soin extrême est apporté à l’écriture. Le style est très riche et repose sur un vocabulaire recherché, parfois savant mais jamais pédant car servi par une capacité à inventer des images étonnantes et à créer une musique du texte toute en habiles dissonances.

Nous sommes à Marseille, sans que jamais son nom ne soit prononcé. Une bande de jeunes des banlieues Nord pauvres de la ville tue le temps sur la Plate, une plateforme naturelle logée au creux d’un repli de la Corniche Kennedy. En face, depuis son QG de la Sécurité Maritime, un commissaire les observe au travers de ses jumelles. Bien que chargé de faire régner l’ordre que le Jockey, le Maire que l’auteur s’amuse à vitrioler, a décrété, Sylvestre Opéra, notre homme de loi, noie le désastre de sa vie dans l’alcool et l’insomnie. Son précédent acte de bravoure, que nous découvrirons savamment distillé au long du roman, lui valut relégation et une histoire d’amour impossible avec une prostituée russe.

Depuis la Plate, la bande de jeunes passe son temps à sauter dans la mer, inventant des figures de plus en plus élaborées, défiant la pesanteur, escarpant les roches pour découvrir des plateformes impossibles et reculant les limites du danger.

Bientôt, une étrange jeune femme, qui n’est pas de leur milieu et qui s’ennuie va s’imposer à ce groupe et faire exploser les codes.

A partir de là, poussé par le Jockey qui exige des résultats, une course poursuite va se lancer entre Opéra et la bande. Une course où chacun va découvrir l’autre et où tous apprennent à vivre puis à surmonter leurs démons : le vertige pour Suzanne, la troublante jeune fille, le trouble de l’amour pour Eddy et Marco, deux jeunes qui se disputent la fille, la violence de la passion pour Opéra qui le plonge dans un comportement quasi suicidaire. Un voyage de quelques jours pour sauter dans le vide et apprendre à sortir définitivement de l’enfance.

Tout cela est magnifiquement maîtrisé, tenu par une langue irréprochable et constitue une superbe découverte.

Publié aux Editions Verticales – 178 pages

8.6.12

Où j'ai laissé mon âme - Jérôme FERRARI



Il est des livres qui laissent des empreintes profondes comme les blessures dont à souffrir leurs personnages et comme les hontes qu’on n’a pas pu, su ou voulu contenir plus longtemps. Le dernier roman de Jérôme Ferrari est de ceux là, sans le moindre doute possible.

Dans ce huis clos intime se déroule un condensé de drames dont personne ne peut sortir indemne. Nous voici projetés en 1957, en Algérie. La guerre fait rage. Les victimes civiles sont de plus en plus nombreuses comme ces filles de joie et leurs clients militaires que l’on vient de retrouver déchiquetés par une bombe placée dans le lupanar. Ou bien comme ce cortège de mariage massacré sur place, sans laisser un seul survivant ni un seul témoin, histoire de faire régner la terreur dans le bled et de contraindre les populations à supporter ceux que le pouvoir nomme des terroristes, comme toujours en ce cas.

Dans ce climat de folie et de terreur perpétuelle, obtenir des renseignements sur l’ennemi est une question fondamentale, vitale au sens propre du terme. Voici l’immense responsabilité qui incombe au Capitaine André Degorce en charge des interrogatoires et de démanteler un par un, minutieusement et laborieusement, les membres d’un réseau terroristes. Un par un, il coche les noms et les cases d’un immense organigramme affiché dans son bureau. Or, on n’obtient pas de renseignements en se montrant aimables. C’est en usant de violence, d’intimidations, de sévices et de tortures, d’exécutions sommaires parfois aussi que l’on parvient à ses fins.

En ce mois de Mars 1957, Degorce vient de mettre la main sur la tête du réseau, un certain Tahar. Une capture encombrante d’autant qu’elle fut exhibée vivante et en bonne santé à la presse. Une capture troublante par le calme et l’autorité naturelle d’un prisonnier conscient du sort que lui réservent les enjeux de pouvoir. Une capture qui met à nu les doutes qui broient de plus en plus souvent Degorce, lui le brillant mathématicien que la seconde guerre mondiale a envoyé à Buchenwald. Lui qui a échappé aux camps vietnamiens après s’être engagé dans l’Armée parce qu’il fallait bien donner un sens à une vie qui l’avait perdu.

Au cours des trois jours de détention de Tahar, la vie de Degorce va définitivement basculer et figurer l’éternelle lutte entre le Bien et le Mal, entre la morale et la nécessité, entre la maîtrise de son destin et le coup du sort.

La force de J. Ferrari est de confronter la vision de Degorce, en tant qu’homme comme en tant que jouet de l’Histoire, à trois points de vue. Celui du Lieutenant Andreani, son ex compagnon d’armes et de détention au Vietnam devenu à Alger le chef de la cellule en charge du traitement des prisonniers une fois qu’on a fini de tirer d’eux ce qui en était attendu. Autant dire, le liquideur, l’homme en charge des basses-œuvres. Bien des années après la fin de ces inutiles conflits, Andreani s’adresse à distance à son supérieur, Degorce. Andreani est un cynique, à la fois admirateur de son supérieur à qui il doit la survie aux camps viet et détestant ce que Degorce devint à Alger au terme de la détention de Tahar. Ses mots sont d’une dureté rare et traduisent tout le mépris d’un homme qui savait avoir perdu son âme et qui passa le reste de son existence à tenter de le dissimuler à tous, blessant ses hommes et compagnons souvent sans même s’en rendre compte.

Celui de Degorce lui-même qui nous conte chacune de ces trois journées, bien marquées dans le livre et introduites par une référence aux textes évangéliques comme la preuve d’une trahison aux valeurs chrétiennes et humaines les plus fondamentales et ciment de notre société. Degorce devient alors une sorte de Pilate des temps modernes. Entre chaque journée figure la diatribe d’Andreani et qui met à nu la personnalité de plus en plus putride et nauséabonde de Degorce. En voulant se comporter en pair avec Tahar, en lui faisant rendre les honneurs militaires, Degorce tente de sauver vainement le peu qui lui reste de libre arbitre et d’âme emportée par les horreurs auxquelles il lui faut se livrer ou consentir. Chaque rebuffade n’en devient du coup qu’une nouvelle manifestation d’un caractère qui a perdu ses repères, ses valeurs et ses croyances et nous montre un homme et un officier en pleine dérive, se trahissant comme il trahit tous les siens.

Celui de son épouse enfin, de dix ans son aînée, rencontrée par hasard au sortir de Buchenwald. Une abîmée de la guerre elle aussi et qui se comporte plus en mère qu’en épouse. D’elle, on ne connaît que les lettres donnant de nouvelles anodines d’une famille qui attend son retour ; puis, à la fin, son inquiétude à ne lire que de froides réponses de son mari, incapable d’écrire ce qu’il va et ne croyant pas un mot de ce qu’il écrit. Une femme qui soupçonne le pire mais n’ose vraiment l’envisager. Une femme qui offre une consolation impossible par la distance physique et psychique.

Degorce fut comme un frère pour Andreani. Mais c’est Caïn qui tua Abel. Et depuis, Caïn cherche son âme qu’il sait avoir laissée là-bas, en Algérie.

Un livre éblouissant par sa construction, son style et la profondeur des sujets qu’il aborde. Qui sait ce que nous aurions fait à leur place ….

Publié aux Editions Actes Sud – 2010 – 154 pages

2.6.12

Le roi de Kahel – Tierno Monénembo




Il a fallu le talent d’un écrivain guinéen d’expression française et la récompense d’un Prix Renaudot à la rentrée 2008 pour tirer de l’oubli un de ces personnages fantasques, mi aventurier, mi scientifique que seul le XIXe siècle sut engendrer.

Aimé Victor Olivier est un grand bourgeois lyonnais. Industriel et chimiste, diplômé de l’Ecole Centrale de Paris, il fut entre autres l’inventeur de la roue à moyeux suspendu ce qui l’amena tout naturellement à inonder le marché de ce que l’on appelait vélocipèdes dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
Personnage fantasque, passionné de géographie et de politique (il fut le plus jeune maire de France à une époque où le poids des ans avait valeur de sagesse), féru de philosophie et d’Absolu (il passa sa vie à rédiger un obscur traité de philosophie consacré à ce thème), il tomba en amour de l’Afrique.
Continent encore sauvage en cette fin de XIXe, terre d’enjeux géopolitiques entre l’Angleterre, la France et le Portugal qui se déchirent des zones d’influence et de futures colonies, l’Afrique reste largement à défricher, à organiser et à civiliser.

Anobli par le Roi du Portugal pour les services rendus dans la description des terres africaines et devenu Vicomte Olivier de Sanderval, notre homme décide de se lancer dans un projet mégalomaniaque mais aussi crédulement humaniste : celui de construire une ligne de chemin de fer de 9000 km de long qui traversera l’Afrique pour déboucher à Conakry et de devenir roi du Fouta-Djalon, province peul centrale et déterminante pour contrôler le Soudan anglais de l’époque.

En dépit des railleries et d’une opposition de la toute –puissante Navale, Olivier de Sanderval parviendra, grâce à son intelligence politique, sa foi incontournable en son projet, sa fortune personnelle, son abnégation à se faire nommer roi de Kahel, peul parmi les peuls, à frapper monnaie, à fonder Conakry le tout au nez  et à la barbe des Anglais et des Français qui le lui feront payer très cher, le moment venu.
C’est cette épopée romanesque et romancée que nous conte avec un talent de griot africain, de façon aussi lyrique que documentée Tierno Monénembo. Traverser la jungle Africaine, survivre aux coliques, à la fièvre jaune, au paludisme et autres microbes qui décimaient la population blanche, sauver sa tête, au sens propre du terme, face aux populations musulmanes et profondément divisées du territoire peul que nul blanc n’avait jusqu’ici réussi à infléchir nécessitait une santé de fer et un idéal absolu. Il fallut manœuvrer, guerroyer, soudoyer, résister aux pressions incessantes des deux rivales qu’étaient l’Angleterre et la France qui comprirent tardivement l’intérêt supérieur que représentait le Fouta-Djalon, pour qu’Olivier de Sanderval parvînt à ses fins.

Cette extraordinaire épopée, tombée depuis dans le plus profond oubli, valut gloire personnelle à notre homme, folie des salons et des conférences en Europe et en fit une  star des gazettes avant que de sombrer corps et biens sous les coups de butoir de la politique réaliste et des intérêts coloniaux de la République.

C’est aussi un projet idéaliste de progrès, de civilisation supérieure blanche apportée à ce qui était unanimement considéré comme la race nègre inférieure qui nous est décrit brillamment ici. Un livre pour mieux comprendre ce qui fit de l’Afrique ce qu’elle est encore aujourd’hui, un continent exploité et oublié du monde, un continent largement à la solde des grandes nations.

Publié aux Editons Seuil – 262 pages