20.3.13

La Déesse des petites victoires – Yannick Grannec


 
Un article du Time a classé Kurt Gödel, connu de son vivant comme un véritable dieu logicien et un mathématicien aussi hermétique que fascinant, parmi les cent personnalités les plus importantes du vingtième siècle. Inconnu du grand public et incompréhensible pour la plupart des mortels que nous sommes, Yannick Grenier entreprend dans ce premier roman assez magistral de nous donner à mieux comprendre qui était vraiment cet homme.

Pour ce faire, la romancière emprunte un des nombreux artifices classiques, une grosse ficelle littéraire pas très originale,  afin d’éviter de sombrer dans une sorte de biographie qui aurait sans doute le même goût ésotérique que les obscures formules mathématiques de son personnage. Ici, c’est une jeune documentaliste de Princeton, Anna Roth,  qui est chargée par le Directeur de l’IAS de récupérer le document posthume intitulé le « Nachlass » (héritage en allemand) auprès de la veuve de Gödel, Adèle. Une veuve désormais confinée dans une maison de soins où elle attend la mort. Une veuve à la fois acariâtre et attachante que la jeune femme va devoir conquérir. Ce qui devait constituer une mission simple va se révéler une tâche infiniment plus compliquée, à la règle du jeu définie par Adèle, et  au fur et à mesure que les deux femmes vont se découvrir et en apprendre l’une sur l’autre. Pour Adèle, Anna sera sa raison de s’attacher au brin de vie qui lui reste et de trouver enfin un peu de joie après une vie toute entière de renoncements et de peines. Pour Anna, Adèle deviendra une sorte de mentor qui lui permettra enfin de se débarrasser de ses démons en particulier avec les hommes. Entre les deux femmes s’établira une profonde amitié dont la construction constitue le second thème de ce roman épais.
Yannick Grenier pour mener à bien son livre a dû consulter des tonnes de documentations et avaler  de nombreux ouvrages d’une grande exigence intellectuelle. Car Gödel n’était pas n’importe qui. Esprit pur, hanté par la recherche de la perfection et de l’élégance mathématique, il se passionna aussi de philosophie tentant un rapprochement axiomatique entre les mathématiques et la philosophie de Husserl ou de Leibnitz qui comptent parmi les philosophes les plus hermétiques qui soient. Il était aussi et surtout un homme présentant de graves problèmes psychiatriques et psychotiques, éternel valétudinaire, se nourrissant avec une parcimonie et une suspicion extrêmes tant sa phobie de croire que tout un chacun en voulait à sa vie ou à son honneur était permanente.

Né à Vienne, il fut l’un de ses nombreux scientifiques poussés par le régime nazi à émigrer aux Etats-Unis où il fut accueilli à Princeton qu’il ne devait plus jamais quitter. Il fut l’ami intime d’Albert Einstein qui ne voyait rien de plus réjouissant qu’une promenade en compagnie de Gödel. Il côtoya sa vie durant Oppenheimer qui en fit son protégé, Pauli, Morgenstern ainsi qu’une cohorte de Nobel ou de médailles Fields.
Pour lui, Adèle renonça à tout. Sa bizarrerie puis bientôt sa folie restreignirent leurs relations sociales. Ils vécurent chichement, son mari ayant horreur de quémander la moindre reconnaissance. Sa belle-famille la détesta toute sa vie, elle qui fut une danseuse de cabaret charmante et donc l’illustration parfaite d’un mauvais mariage pour celui qui était issu d’une famille bourgeoise. Toute sa vie, elle dut tenter de résoudre son équation à elle, celle qui consistait à aimer un génie, à le protéger de lui-même et de sa folie, tout en se protégeant elle-même et en renonçant à simplement exister pour elle-même.

C’est tout cela que Yannick Grenier nous donne à voir avec un luxe de détails et une capacité à rendre compte de dialogues imaginaires de haute tenue intellectuelle entre tous ces merveilleux esprits qui croisaient dans les jardins de Princeton. C’est aussi la limite du roman, très long à lire, exigeant une concentration permanente, se noyant parfois dans des circonvolutions non essentielles. Sans doute aurait-il gagné à être coupé d’une bonne centaine de pages ce qui aurait rendu sa lecture plus fluide. Mais, tout de même, il convient de saluer la performance d’un premier roman d’une grande exigence intellectuelle.
Publié aux Editions Anne Carrière – 2012 – 469 pages