8.8.13

La forêt dans le fleuve – Lidia Jorge


 
Etrange titre, dont l’explication m’échappe, pour un étrange roman. Un récit dans lequel se superposent diverses couches qui sédimentent une trame complexe, imbriquée au point de souvent désorienter le lecteur ou de le perdre s’il laisse tomber son attention.

Le Portugal a sans doute en Lidia Jorge sa plus grande femme de littérature contemporaine. Une femme dont la formation en philologie romane, discipline rare voire en voie de disparition et qui consiste à tenter d’expliquer une société à travers la structure de son langage, lui donne un regard unique sur la façon d’écrire. Il faut toujours chez L. Jorge chercher le sens derrière l’apparence, saisir les superpositions de textes qui finissent par composer une toile méticuleuse, détaillée et luxuriante comme une tapisserie qui conterait l’histoire récente d’un Portugal sorti de la misère mais dont la bourgeoisie, derrière sa façade de composition, cache une misère d’âme insondable.
« La forêt dans le fleuve » est avant tout un texte sur l’initiation, le long et complexe apprentissage qui nous fait passer de l’état adolescent à celui d’adulte éveillé, conscient, exerçant son libre arbitre. C’est ce que nous dit cette étrange histoire d’amitié qui emprunte une forme de fascination morbide et malsaine entre ces deux femmes, personnages centraux de ce roman pluriel.

Julia est la jeune veuve d’un sculpteur qui révolutionna son art mais ne connut ni la gloire ni la reconnaissance de son vivant. Ayant séduit celui qui allait devenir son mari à dix-huit ans, elle eut tôt un enfant, Joia, et a vécu jusque là dans une relative insouciance faite d’amour physique et d’amour de l’Art. Son veuvage la laisse sans ressource, mère mais sans expérience de la vie.
Sa rencontre avec Anabela, une jeune femme énergique et fascinante, va bouleverser sa vie. Pour payer ses études de droit, Anabela se prostitue. Sa beauté, son esprit manipulateur, son ambition démesurée lui ouvre les portes d’une vie de succès en se jouant des hommes comme de vulgaires marionnettes que l’on jette lorsqu’elles n’amusent ou ne servent plus.

C’est elle qui va pousser Julia à sortir de son isolement de jeune veuve et mère, la précipiter dans une vie où elle se confrontera à l’art radical, à la passion amoureuse qui dévore et détruit tout, à la duperie qui permet d’en tirer un profit personnel avant, par glissements successifs, de lui faire à son tour comprendre que sa beauté et son physique peut lui permettre d’améliorer grandement l’ordinaire auquel un misérable salaire de vendeuse dans une librairie ne suffit pas.
Ce que nous observons dans le très lent déroulement du récit (la lenteur est l’une des marques de fabrique de L. Jorge qui aime à prendre son temps pour décrire les méandres de la pensée, les circonvolutions psychologiques) c’est l’évolution progressive de cette relation Maître-Esclave entre Anabela, la dominante, et Julia, l’innocente jeune femme qui va apprendre progressivement à copier le modèle pour le dépasser. Nous voyons avec une certaine fascination comment la vie, les hasards, la nécessité, l’adversité vont radicalement transformer une oie blanche en une louve, bouleversant ainsi, nécessairement, l’équilibre même qui fondait l’amitié entre les deux femmes.

J’avais été ébloui par « Le vent qui siffle dans les grues » qui, une fois encore, faisait tomber le maquillage bourgeois d’une société relativement sclérosée. J’avoue être resté un peu sur ma faim avec « La forêt dans le fleuve » n’étant jamais parvenu à entrer dans un livre pourtant remarquablement construit, sans doute trop d’ailleurs ce qui en fait sa limite.
Publié aux Editions Métailié – 2000 – 384 pages