27.10.13

Morte saison sur la ficelle – Marie Didier


Joli titre pour un recueil de nouvelles dont la tonalité générale est délibérément noire, voire désespérée. Marie Didier a une capacité surprenante à représenter ou faire représenter la mort, physique ou symbolique, humaine ou animale dans cette série de très courts textes, très travaillés et au dénouement brutal et surprenant.

Qu’est-ce qui peut relier une colonie de scarabées en route sur la plage des vacances, un visage hagard et édenté ou le propriétaire d’un drugstore déserté ? La mort, ridicule et proche, inéluctable et résignée, sans gloire et sans bruit.

Quand il ne s’agit pas de disparition physique, c’est la perte de ses illusions, d’un amour dans lequel on avait vainement espéré, de sa dignité, écartelée comme cette masse adipeuse humaine, ragoutante et sordide, d’une femme éléphantesquement obèse venue subir d’improbables attouchements gynécologiques. Rares sont les moments, dans ces petits récits, de joie ou d’espoir. Au contraire, c’est le côté sombre et pitoyablement mesquin de l’humanité qui est mis en évidence. Cependant, grâce à un style décalé, posé, presque factuel, Marie Didier réussit la prouesse de presque nous en faire, timidement, sourire.

Un recueil écrit avec un talent certain, à réserver aux jours où vous vous sentez en forme cependant.

Publié aux Editions Gallimard – 136 pages

20.10.13

Les éléphants d’ivoire – Tome 1 – Le Prince félon – A.B Koubemba



Avec ce premier livre, Alain Koubemba, dont la profession première n’est pas l’écriture,  nous fait entrer de plain pied  dans la grande tradition des contes africains.

Avec une écriture très simple, dépouillée et qui aurait pu gagner en verve ce qui est la principale réserve à l’encontre de ce roman, il nous plonge dans une histoire aux multiples rebondissements et qui annonce une saga. Si vous aimez les livres rythmés combinant intrigues politiques, trahisons, coups de théâtre, morts violentes et histoire d’amour, alors vous serez servis car c’est le cocktail assez réussi qui nous est servi ici.

Jusqu’ici tout se passait au mieux dans le calme et petit royaume de Loughémo. Jusqu’à cette sécheresse presque fatale et qui pousse à un certain désespoir. Une sécheresse qui va disparaître comme par magie (enfin pas tout-à-fait par ailleurs ainsi que nous allons rapidement le comprendre) le jour où le beau Prince Kana débarque fastueusement dans la ville royale sous une pluie battante et accompagné de richesses dont il fait don immédiatement au Roi.

Kana est un manipulateur, un pervers prêt à tout pour servir son unique objectif : conquérir un trône, rêve de toute une vie qui lui fut confisqué par ses frères des années auparavant.

Avec l’arrivée de Kana, ce n’est pas seulement la sécheresse qui cesse mais la confusion qui s’installe. Les dignitaires et les sans grades gênants se mettent à tomber frappés d’une mort violente par morsure. Le peuple sombre dans la débauche et le Roi, jusqu’ici rationnel et sage, dans une confiance aveugle et béate envers celui à qui il confie des fonctions de plus en plus élevées jusqu’à lui donner sa fille unique en mariage.

Il faudra l’amour du fils aîné du Premier ministre déchu pour la belle Princesse complété d’une volonté de fer pour ne pas laisser la place au félon qui tente de s’emparer de tout sans vergogne pour mettre à bas les projets de Kana.

Comme dans tout conte africain, la magie et les forces occultes confinent le monde réel et rationnel. Les sentiments y sont exacerbés, les actes violents, les rebondissements incessants. Bref on ne s’ennuie pas lors d’une lecture d’un livre sans prétention et plutôt bien ficelé.

Publié aux Editions Publibook – 2013 – 210 pages

La voix – Arnaldur Indridason



Depuis qu’il a quitté son métier de critique de cinéma pour endosser, avec talent et réussite, celui d’écrivain de romans noirs, Arnaldur Indridason a entrepris de nous montrer l’Islande sous un autre jour que les quelques clichés habituels que l’on peut en avoir. Disparus les volcans, les paysages sidérants de beauté, les habitants toujours ouverts à accueillir un touriste de passage. Ce sont les histoires sordides, les secrets de famille, les scènes de meurtres, les actes que la consommation de drogue poussent à commettre qui forment le terreau des bouquins du romancier islandais. Un pays de contraste entre un flegme supposé de ses habitants et une certaine propension à la folie, aux crises sporadiques.

Tout ceci pourrait n’être banal s’il n’était vu à travers les yeux du commissaire Erlendur, le dénominateur commun à tous ces livres qui se succèdent. Un type cassé, solitaire comme un loup, mutique, cachant derrière son silence presqu’obstiné ses terreurs personnelles, nombreuses. Celle d’avoir laissé mourir un petit frère lors d’une excursion paternelle hasardeuse, en pleine tempête hivernale, aux alentours de la ferme familiale (voir Etranges Rivages). Celle d’une séparation avec une épouse dont  nous ne savons presque rien. Celle d’une fille, issue de ce mariage, qui a cherché refuge dans la drogue et qui ne fait que voguer de cures en cures, comble pour un flic. Celle d’un homme qui déteste les fêtes et particulièrement Noël.

Et bien, le voilà servi. En cette veille de débauche mercantile à défaut d’être véritablement et largement religieuse, il est appelé dans l’un des grands hôtels de Rekjavik. On vient d’y retrouver un vieil homme, portier depuis la nuit des temps, visiblement assassiné dans le réduit sombre qui lui sert de gîte. Pourquoi ce meurtre, qui était vraiment cet homme, pourquoi vivait-il dans des conditions déplorables ? Autant de questions qui amènent Erlendur à s’installer sur place, à mener la vie dure à ses collaborateurs et au personnel, n’hésitant pas à bousculer tout le monde pour remonter le fil. Comme toujours, l’histoire personnelle du commissaire viendra se superposer à celle de l’enquête en cours, ses angoisses, ses échecs se télescopant avec la misère humaine qu’il soulève à pleines mains.

Cependant, « La voix » n’a pas la même force que bien d’autres ouvrages de l’auteur. Il y a trop d’invraisemblances, un certain manque de tension pour maintenir un intérêt permanent dans un récit qui finit par être un peu trop long. Si les situations psychologiques, les conflits personnels, les démons y sont parfaitement bien rendus, ils souffrent cependant d’un léger manque de souffle pour en faire un grand livre.

Publié aux Editions Métailié – 2013 – 330 pages

L'apiculture selon Samuel Beckett - Martin Page

Un titre bien étrange pour un très court roman, fort sympathique, qui se dévorera d'un trait. Autant dire une réussite donc que nous ne saurons que trop vous recommander.

Comme nous le déclare d'emblée la facétieux Martin Page, voici un roman censé lever un coin du voile de la vie de Beckett de façon totalement auto-fictionnelle. Autant dire qu'il s'agit d'une pure élucubration ce qui n'enlève rien au roman bien au contraire !

A la base de cette fable, l'auteur imagine que, suite à un incendie ayant nécessité le transfert des manuscrits de Beckett pour restauration, on découvre incidemment le journal intime d'un secrétaire particulier du grand écrivain jusqu'ici totalement inconnu et dont personne, ni Beckett, ni son épouse, ni ses biographes n'ont jamais fait mention.

C'est à travers les yeux de cet étudiant parisien fauché prétendument devenu l'intime de Beckett pendant quelques semaines que nous allons suivre la vie quotidienne de ce dernier. Une vie où Beckett fuit les honneurs, s'habillant n'importe comment, portant chevelure et barbe hirsutes. Une vie où il ne faut cesser de tenter de mettre un peu d'ordre dans une création continue de désordre. Une vie où l'on finit par s'amuser de la tentative d'un metteur en scène de faire rejouer l'une des pièces les plus célèbres de l'auteur par des prisonniers suédois devant tout le gratin national avant que les taulards devenus acteurs ne prennent la tangente en pleine tournée.

Ce que nous voyons c'est l'humanité d'un auteur dont l'aridité des textes donnerait à penser qu'il fut rébarbatif. Un homme aimant la bonne chère, chérissant ses abeilles élevées sur la toiture terrasse de son appartement parisien. Et puis, l'évolution d'une relation où, peu à peu, un zeste d'amitié se noue entre un homme illustre et un pauvre étudiant inconnu.
Tout cela est fort bien fait, souvent drôle et mérite la petite heure de lecture nécessaire à se régaler.

Publié aux Editions de l'Olivier - 2013 - 89 pages

J’aimerais tellement que tu sois là – Graham Swift



Graham Swift n’a pas la reconnaissance en France qu’il mérite. Seuls trois de ses romans ont été publiés traduits en Français, malgré les Prix littéraires et les reconnaissances qui se sont accumulés ; malgré aussi le fait qu’il fasse partie de cette trilogie d’écrivains exceptionnels, tous de la même génération, avec Julian Barnes ou Ian McEwan. Il faut dire que Swift ne fait pas dans le spectaculaire. Sa matière c’est le presque indicible, la banalité des faits quotidiens, les aléas qui secouent nos vies souvent sans prévenir et tout qu’ils agitent alors en nous : les souvenirs qui remontent, le cerveau qui parfois disjoncte sous la pression, les tiraillements entre des options toutes incompatibles… Bref, c’est l’intime et l’humain qui sont l’essence même de son écriture.

« J’aimerais tellement que tu sois là » en est l’archétype. Swift plante très vite le décor. Un homme, Jack Luxton, est assis, posté devant sa fenêtre dans sa chambre. Il observe, pense, un fusil à la main. De cette photographie presque instantanée, potentiellement trompeuse, Graham Swift tire un roman tentaculaire. Celui de la place de la mort dans nos sociétés contemporaines. Celui de la solitude comme le dit si explicitement le titre.

Car la solitude et la mort, Jack Luxton peut dire qu’il les connaît. Il vient d’enterrer avec les honneurs militaires son frère cadet Tom, engagé dès l’âge de dix-huit ans comme soldat et tombé déchiqueté par une mine en Irak. Année après année, tout autour de Jack le vide s’est fait. C’est d’abord sa mère qui est morte d’un cancer alors qu’il n’était encore qu’un enfant. Puis son père dans des circonstances dramatiques que nous découvrirons. Même son chien. Ne lui reste plus qu’Ellie, sa compagne de jeu d’enfance, sa première et seule amante, sa confidente, son âme, sa sœur et son épouse à la fois. C’est à elle qu’il a écrit « J’aimerais tellement que tu sois là » sur une carte postale alors qu’ils étaient encore adolescents. Une phrase qui a scellé leur amour. Une phrase qui s’adresse aussi à tous ces disparus qui hantent l’esprit de Jack, un taiseux qui ressasse, qui tente de faire bonne figure. C’est qu’il a dû également composer avec la crise de la vache folle, puis la fièvre aphteuse, vendre la ferme pour éponger les dettes et s’improviser gérant d’un camping sur l’île de Wight, conciliant des rôles de pacificateur, de policier, de copain débonnaire pour lesquels il s’est découvert des talents.

Mais tout s’écroule avec la mort de Tom. Le passé remonte, le présent s’y superpose pour finir par former un cocktail explosif où tous les repères disparaissent sous la tension devenue intolérable.
Par petites touches, sans effet de manche, avec une pudeur extrême, Graham Swift nous plonge au cœur d’un drame familial et personnel calqué sur des drames de société (la guerre en Irak, la crise agricole, la paupérisation etc…). Ne cherchez pas le spectaculaire et laissez-vous guider, souvent malmener par la route chaotique d’une vie qui dit aussi celle de bien de nos contemporains frappés par les drames.

Publié aux Editions Gallimard – 2013 – 416 pages

5.10.13

Le petit joueur d’échecs – Yoko Ogawa



Avec son dernier roman, la grande romancière japonaise Yoko Ogawa nous propose une allégorie sur la vie, ses stratégies, ses coups tordus, ses victoires et ses défaites, ses joies, ses discrétions et ses douleurs. Bien sûr, elle le fait à sa façon, indirecte, poétique et subtile, nous plongeant dans un univers qui confine toujours le fantastique, où le rêve se mêle intimement à la réalité au point qu’il devient bien vite impossible de discerner les deux.

Quelle vie envisager quand on est un jeune garçon orphelin, élevé par des grands-parents aimants mais dépassés et désargentés, que l’on porte une moustache dès l’âge de sept ans, dissimulant à peine des lèvres closes à la naissance et qu’une opération brutale a ouvertes de force, laissant une vilaine cicatrice indélébile ? Quelle vie imaginer quand ses seuls moments d’évasion consistent à se réfugier sur le toit d’une terrasse d’un grand magasin et de s’abîmer dans la contemplation d’une plaque à la mémoire d’une femelle éléphant qui aura passé là-bas sa vie enchaînée après avoir été transportée là pour fêter l’inauguration en grande pompe d’un lieu un peu vain ?

C’est un peu le hasard, la chance et un talent caché, comme souvent dans la vie, qui vont en décider pour lui. Parce qu’un jour il découvre le cadavre d’un jeune homme flottant dans la piscine de l’école et qu’il décide de mener son enquête pour retrouver la trace de ce suicidé qu’il tombera sur un de ces personnages hors normes dont Ogawa a le secret.

Coincé au fond d’un autobus transformé en palais des mille et une nuits se tient un géant. Obèse à un point inimaginable, se gavant de sucreries, vit là un maître des échecs qui va initier l’enfant et rapidement déceler en lui un immense talent. Et voici que la vie du jeune garçon deviendra toute tracée.
Mais, la romancière a plus d’un tour dans son sac car, refusant la voie facile d’une carrière de joueur international, elle prendra celle escarpée d’un joueur de grande classe vivant caché au sein du mécanisme d’un automate.

Commencera un périple étrange et fascinant, descendant jusque dans les bas-fonds de la société japonaise où la pureté et la noblesse des échecs se trouveront dévoyées pour flatter les instincts les plus vils et les plus destructeurs d’hommes en quête de sensations fortes avant que celui qu’on dénomme désormais « Little Akenine », en hommage à un Maître international dont il rappelle étrangement le style, ne trouve la force de s’enfuir pour se réfugier au sein d’une maison de retraites où viennent d’anciens grands joueurs d’échecs viennent passer  la fin de leur vie.

Yoko Ogawa, qui a passé plus de dix-huit mois à étudier en profondeur un jeu auquel elle ne connaissait rien avant de se lancer dans l’écriture de ce très beau roman, fait de l’échiquier le lieu symbolique sur lequel se déroule les batailles de nos vies. Chacun de nous dispose des mêmes pièces, des mêmes règles mais ce qu’il en fera dépendra autant de ses capacités, de son imagination que des forces contraires imposées par les adversaires. Ainsi, de même que les combinaisons de jeu d’échecs sont supérieures aux nombres de particules qui forment l’univers, les combinaisons qui régissent nos vies sont elles-mêmes infinies. A nous, comme « Little Akenine » de trouver la bonne.

Publié aux Editions Actes Sud – 2013 – 333 pages