29.11.13

Indian tango – Ananda Devi



Ananda Devi est une romancière, par ailleurs anthropologue, native de l’Ile Maurice. Elevée dans la tradition indienne, elle est fascinée par ce sous-continent, la richesse de sa culture, sa gloire éteinte et son histoire millénaire. Voir ici la très bonne interview pour mieux la connaître.  « Indian tango » est son dernier roman, paru en 2007.

C’est un roman exigeant, troublant, qui mérite une attention soutenue faute d’en perdre le fil et de ne pas comprendre le jeu subtil voulu par l’auteur. C’est un roman sur la féminité, sur la difficulté d’être une femme au sens complet, occidental, du terme dans une société engoncée dans un système de castes et où la place des femmes est avant tout celle d’enfanter et de servir humblement époux et enfants.

C’est aussi  un roman qui se joue du temps et met aux prises la pensée, les émotions, les fantasmes et les projections de deux personnages qui s’observent à distance. Un temps condensé sur deux mois de cette année 2004, deux mois d’élection nationale dans un pays qui a du mal à comprendre le retour de l’Italienne, Sonia Ghandi. Deux mois que nous allons parcourir en d’incessants allers-retours entre un avant fidèle reflet de la vie d’une femme quelconque d’une caste supérieure et un après remis à plat par la découverte de sa propre féminité, d’une sensualité dont elle ignorait tout.

Subhadra a cinquante deux ans. Elle vit sans joie dans un appartement de Dehli toute entière consacrée d’une part à un mari qui l’observe à peine et satisfait presque quotidiennement à son devoir conjugal sans se soucier de sa partenaire, d’autre part à une belle-mère acariâtre. Une belle-mère qui n’a de cesse que d’entraîner Subhadra dans le pèlerinage traditionnel des femmes ménopausées, histoire de hâter ce flétrissement qui ne vient pas et de tenir définitivement sous sa coupe une belle-fille bientôt incapable d’encore enfanter.

Subhadra est fascinée par une cithare magnifique qu’elle admire régulièrement dans la devanture d’une boutique dont elle n’ose franchir le seuil. Un personnage, l’écrivain narrateur, tombe sous le charme de cette contemplation qu’il partage et va voir en cette femme quelconque, sans charme, usée, une cithare symbolique dont les cordes ne demandent qu’à être jouées par des mains expertes. Commence alors de longs cheminements dans une ville chaotique, crasseuse et poussiéreuse, embourbée et impraticable en temps de mousson, afin de suivre à distance cette femme en vue de la séduire. Un cheminent hallucinatoire, à l’image du pays et des pulsions qui habite le narrateur.

Au fur et à mesure que cette séduction à distance prend ses marques, franchit de petites étapes, le corps de Subhadra va se réveiller et avec lui, ses peurs, ses refoulements et ses angoisses. Commence une lutte contre soi-même, contre la tradition en même temps qu’une profonde interrogation sur elle-même. Une interrogation qui se nourrit de la résistance aux pressions familiales et la pousse à penser en tant qu’être indépendant, ayant son libre arbitre.

Là où le roman bascule et saisit le lecteur qui met du temps à comprendre, c’est lorsque l’écrivain-narrateur devient, Ananda Devi elle-même, et que celui que l’on prenait pour un séducteur se révèle être une séductrice fascinée par le personnage de son roman. Une étrange fascination réciproque s’installe, s’accélère jusqu’à l’impensable pourtant inéluctable.

Le roman est assez fascinant, se fond dans une Inde touffue, complexe et souvent repoussante. Il puise une part d’hallucination dans les références religieuses, dans la très grande proximité entre le monde des hommes et celui des Dieux dont le comportement n’est autre que notre propre caricature. Tous souffrent, tous sont la proie d’eux-mêmes et de leurs passions. Toutefois, le roman ne pourra séduire que les amoureux de belles lettres et les lecteurs qui acceptent que des fantasmes discursifs tordent le cou à toute linéarité synonyme d’occidentalité. Il en résulte un livre grave, troublant et merveilleux à la fois.

Publié aux Editions Gallimard – 2007 – 195 pages