26.4.14

La ville de l’ange – Luis Manuel Ruiz


Si vous avez aimé « L’ombre du vent », best seller de Zafon, alors il y a toutes les chances que vous adoriez « La ville de l’ange ».

Le roman de Ruiz participe des mêmes principes qui font un tabac depuis quelque temps de l’autre côté de la frontière ibérique. En assemblant avec talent et subtilité une grosse pincée d’ésotérisme, une relation à la religion qui prête plus au diable qu’elle n’accorde à un Dieu en voie de disparition et une intrigue policière solide, pour peu que vous y ajoutiez un usage pertinent de la psychologie et que l’auteur soit un maître dans l’art des rebondissements, vous obtiendrez à quasi coup sûr un bouquin excellemment construit, palpitant et fort sympathique. C’est d’ailleurs cela quia valu à « La ville de l’ange » le Prix International de l’Edition en 2001, deuxième roman de ce jeune écrivain Sévillan.

Quelques mots sur l’intrigue.

Alicia est une femme autour de quarante ans qui vit hantée par la mort de son mari et de sa fille dans un accident de la route, quelques années plus tôt. Sa vie triste et monotone, qu’elle supporte à coups de psychotropes, est devenue insupportable depuis que, chaque nuit, un rêve étrange apparaisse en se faisant de plus en plus précis.

Elle se retrouve à circuler seule, dans une ville parfaitement agencée, d’architecture classique, vidée de tout habitant. Y trônent quatre anges, aux quatre points cardinaux, dont la position d’un des pieds ne peut qu’intriguer. Ces anges semblent lui envoyer des messages.

Bientôt, Alicia qui est persuadée d’avoir déjà vu cette ville ailleurs, se trouvera confrontée au surgissement dans le monde réel des différents anges sous la forme de statues dont l’apparition suscite la convoitise d’une cohorte de personnages douteux et troubles jusque chez ses voisins les plus proches.

Aidée par son beau-frère qui est amoureux d’elle, elle va partir dans une enquête dangereuse et parsemée de meurtres violents dont la mise en scène fait référence à des rites sataniques. Il de vient évident que ces anges sont porteurs d’un message qu’il faudra décoder en parcourant des incunables, en interrogeant des personnages savants et redoutables tout en faisant face à une multiplication d’intimidations et de violence.

Mené à un rythme haletant, le rythme ne souffre aucunement de références de plus en plus précises à des phénomènes historiques au fur et à mesure que l’enquête progresse. Il est même effrayant de voir la folie des hommes à travers les siècles passés où magie noire et pouvoir faisant souvent bon ménage.


Publié aux Editions Gallimard – 2002 – 319 pages

19.4.14

Le chardonneret – Donna Tartt


Donna Tartt ne cultive pas l’abondance de production. En vingt ans, voici seulement son troisième roman après « Le Maître des illusions » suivi dix ans plus tard de «Le Petit Copain ». Chacun de ses livres est dense. Chaque opus rencontre un succès international. Avec « Le chardonneret », elle tend vers l’hyperbole de son art son livre frisant les huit cent pages (prévoyez une grosse dizaine d’heures pour le dévorer) et ayant reçu le Prix Pulitzer accompagné de rares louanges.

Lors de son passage promotionnel à Paris, Donna Tartt déclarait au Figaro que depuis qu’elle avait découvert le tableau de Carel Fabritius, élève de Vermeer et de Rembrandt, elle n’avait cessé d’y penser chaque jour. La fonction de ce tableau, petit, dense et lumineux, représentant un oiseau (le chardonneret) sur un fond de mur jaune lumineux reste mystérieuse. Il aurait pu servir de décor sur un meuble sans que l’on ait la moindre certitude à ce propos.

Toujours est-il  que ce petit tableau connut un destin particulier puisqu’il fut l’un des derniers peints par Fabritius avant que ce dernier ne disparaisse lors de l’incendie qui suivit l’explosion d’une poudrière qui détruisit l’essentiel de la ville de Delft en 1654. C’est aussi l’une des rares œuvres qu’il nous soit restée de l’artiste.

Plus de trois cent cinquante ans plus tard, Donna Tartt imagine un nouveau coup du destin. Alors que le jeune Theo Decker et sa mère se sont réfugiés au Musée de New York pour échapper à la pluie battante, une explosion d’origine terroriste souffle une partie du bâtiment, détruisant de nombreuses salles et beaucoup des œuvres qui s’y trouvaient. Elle sème aussi la mort et le désarroi. Theo, qui se trouvait dans la salle du Chardonneret, assistera à la mort d’un mystérieux vieil homme qui lui remet une bague et lui intime de se rendre à une certaine adresse.

Ce moment forme le tournant de la vie de Theo qui vien de découvrir furtivement mais violemment l’amour après avoir aperçu une jeune fille rousse qu’accompagnait le vieil homme qui vient de mourir. Celle-ci semble avoir disparu elle aussi lors de l’attentat. Il est sous le choc de l’émotion provoquée par la découverte du tableau et s’en empare sans vraiment réaliser la portée de son geste avant de parvenir à s’échapper du chaos ambiant. Il va aussi comprendre bien vite que sa mère, partie à la boutique du musée quelques minutes plus tôt, fait partie de la longue liste des victimes.

Devenu orphelin de sa mère, coupé d’un père alcoolique qui les a plaqués un an plus tôt, il va se trouver ballotté de famille en famille.

Commence alors un long voyage intérieur et physique aussi pour Theo. Un voyage fait de brûlantes oppositions entre la solitude constante, l’angoisse permanente induite par le choc post-traumatique jamais évacué, l’amitié avec Boris, un autre enfant livré à lui-même, lui aussi orphelin de mère et sous la menace permanente d’un père alcoolique et violent ainsi que l’irrépressible besoin de se sentir en possession du tableau dérobé, malgré la culpabilité, la terreur d’être pris et de finir en prison, simplement parce que cet objet lui rappelle un bonheur perdu à jamais, une vie entrevue et gâchée, la possibilité de se mettre en joie par des émotions simples suscitées par le choc artistique.

Mais le voyage de Theo sera aussi, beaucoup surtout, fait d’amertume, de tromperies, de refuges compulsifs dans l’abus d’alcool et de drogues, uniques succédanés à un mal-être profond et incurable. Du coup, il est incapable d’une relation sociale normale et prompt à faire les mauvais choix quitte à décevoir ceux qui lui font confiance.

L’art de Donna Tartt est de jouer en permanence entre une observation romanesque psychologique fine de l’auto-destruction qui agite Theo sur une période d’une quinzaine d’années en même temps qu’au fur et à mesure que le roman progresse, le livre se transforme en un thriller puissant, plein de rebondissements dont le tableau dérobé devient un enjeu et une source de convoitise internationale, mettant Theo aux prises avec ce que le monde produit de plus violent.

La romancière mélange avec art et subtilité de nombreux fils pour mieux nous maintenir en haleine au long d’un roman fleuve qui n’est rien d’autre qu’une version moderne, contemporaine des grands romans classiques à l’ombre des Stendahl, des Dickens ou des Dostoïevski, avec l’extrême violence physique et psychologique en plus dont notre monde actuel est un grand producteur.

Un grand livre !


Publié aux Editions Feux croisés –Plon – 2014- 796 pages

18.4.14

Triple crossing – Sebastian Rotella


Sebastian Rotella nous l’affirme dès son préambule. Ayant passé des années à enquêter comme journaliste sur les multiples trafics qui gangrènent l’Amérique Latine et voient des dizaines de milliers de Latinos et autres Chinois tenter, avec plus ou moins de succès, de franchir la frontière qui les sépare de l’eldorado américain, si son histoire est in fine fictive, elle repose néanmoins sur une utilisation de faits, de situations et de lieux qu’il a pu observer tout au long de sa vie de reporter. D’où un réalisme qui frappe dans ce premier roman qui fut d’ailleurs sélectionné par le New York Times comme candidat à la fois pour le meilleur premier roman et le meilleur thriller.

Au sein de la brigade Frontalière chargée de surveiller les tentatives des candidats migrants à entrer clandestinement aux Etats-Unis, Valentino Pescatore cueille chaque nuit son lot de malheureux. Dur à cuire, un peu rebelle, Pescatore est un jeune homme au passé un peu trouble arrivé là par bien des détours. Au contraire de certains de ses collègues et de son chef qui tirent honteusement parti de ce flot de miséreux, il sait faire preuve de respect et d’humanité. Mais, une nuit, une entorse au règlement tourne mal et lui vaudra de se retrouver enrôlé de force à la solde du FBI.

Chargé d’infiltrer le réseau le plus puissant des narcotrafiquants mexicains, le voici propulsé de l’autre côté de la frontière, pistolero à la solde des terribles patrouilles de la mort. Désormais, le moindre faux-pas lui fait risquer de basculer du côté du grand banditisme ou bien d’être sauvagement assassiné par ceux qui l’abritent s’ils le soupçonnent de la moindre infidélité.

Logé au cœur du Mal, Pescatore devient l’observateur privilégié des collusions, compromissions et grands arrangements entre  un monde politique corrompu jusqu’à la moelle, vivant des générosités mafieuses, un système policier acheté pour être aveugle et sourd et ceux qui règnent en maîtres absolus et quasi impunis : les narcotraficants. Tout cela fait froid dans le dos et tout particulièrement la vie dans les prisons mexicaines et tout spécialement celle de Tijuana où les armes font la loi, où familles, putes et maîtresses sont à demeure et au service des mafieux qui auront eu la malchance ou la maladresse de se faire coffrer malgré un système acheté pour les  protéger.

Car subsistent, ici et là, quelques hommes et femmes bien déterminés à combattre ce qui gangrène pays et continent sud-américains et avec lesquels Pescatore va devoir à la fois batailler et composer dans un système où la confiance mutuelle est loin d’être le sentiment le mieux partagé.  Cela, embarqué dans une fuite échevelée au côté du parrain mexicain de la drogue aussi instable que fou, jusqu’à la triple frontière du Brésil, du Paraguay et de l’Argentine (le triple crossing éponyme) devenue la plaque tournante de tous les trafics, de tous les dangers, de toutes les manipulations.

Sebastian Rotella réussit sur cette base solidement documentée à nous emmener dans un thriller haletant, parfois un peu complexe, peut-être un petit peu long à démarrer mais extrêmement bien construit et finalement très réussi. Seuls les plus rusés et les plus forts survivront. Car, que voulez-vous, ce monde occulte est d’une intense férocité…


Publié aux Editions Liana Levi – 439 pages

13.4.14

Mudwoman – Carol Oates


L’univers de la grande femme de lettres américaine Carol Oates est fait de personnages confrontés à une vie ou à un destin tragiques, à l’exposition détaillée de situations qui finissent par rendre la vie tout simplement insupportable. Pour cela, il suffit à l’auteure de regarder par la fenêtre de son bureau sis dans la maison où elle vit et travaille depuis presque toujours. Ou de rêver, ce qui fut le point de départ de son dernier roman, « Mudwoman », après que la figure d’une femme couvert de boue craquelée lui fût apparue.

« Mudwoman » est en fait le récit d’un combat perdu d’avance car visant à occulter un passé devenu trop lourd, à gommer, consciemment ou inconsciemment des séquences de vie aussi essentielles que traumatisantes. Jusqu’à ce que les circonstances, la vie, la pression les fassent remonter à la surface avec toute la violence d’obstacles trop lentement contenus et ayant accumulé une énergie cinétique indomptable.

Ce combat, c’est celui de Meredith Ruth Neukirchen dite « M.R., une jeune femme de quarante et un ans, brillante, diplômée de philosophie à Harvard, oratrice de grand talent, séduisante et pourtant célibataire car choisissant toujours mal les hommes de sa vie comme son actuel « amant caché », un professeur d’astronomie empêtré dans un mariage raté mais incapable d’en tirer les inéluctables conséquences.

Pour M.R., tout en apparence va bien. La voici nommée première femme présidente d’une prestigieuse université de l’Ivy League. Le jour de son intronisation, elle doit prononcer un discours très attendu dans un contexte où l’Amérique vient d’entrer en guerre contre l’Irak. Pourtant, elle qui est si organisée, elle dont l’agenda est si minuté, elle va décider au dernier moment de partir faire une petite virée impromptue dans les Adirondacks. Un acte presqu’inconscient parce qu’elle veut retrouver l’endroit où elle a vécu toute petite. Et c’est alors que nous apprenons que MR vient en réalité des bas-fonds de la société. Née de père inconnu, elle fut jetée dans la boue par une mère folle et sauvée miraculeusement d’une mort certaine par étouffement par un vagabond et simple d’esprit. Confiée à une famille d’accueil peu recommandable, elle sera adoptée par un couple de quakers dont le geste de fraternité ne sera, comme nous le verrons, pas dénudé d’arrière-pensées pour le moins très troublantes.

Toute sa vie, MR a lutté contre ses origines. Toute sa vie, elle a cherché à vraiment s’apparenter à sa famille d’adoption avant, peu à peu, de s’en détacher comme nous le découvrirons.

Cette virée tournera à l’épreuve et réouvrira une brèche dans cette carapace de boue superficielle et fragile. Car derrière la force apparente de MR se cachent de nombreuses faiblesses, des doutes immenses, des peurs et des hontes que recouvre une certaine dureté.

Au cours d’incessants aller-retour, nous allons tout apprendre de MR et assister à une descente inexorable dans un puits de folie, d’auto-destruction seule échappatoire  à un passé trop lourd à porter. Ce sont d’ailleurs ces pages où cette perception de la réalité s’altère, où visions et phobies se superposent à la réalité au point de les indifférencier qui sont les plus magistrales et les plus troublantes.

Troublé l’on ressortira assurément d’un roman puissant et souvent effrayant parce qu’il nous dit de la fragilité de nos équilibres psychiques.


Publié aux Editions Philippe Rey – 2013 – 563 pages

4.4.14

La première pierre – Pierre Jourde


Il suffit parfois d’un livre pour mettre le feu aux poudres et c’est ce qu’a compris l’écrivain et critique littéraire Pierre Jourde à ses dépens. Lors de la parution de son roman « Pays perdu », il évoquait dans le détail la difficulté de vivre dans le pauvre village auvergnat isolé de tout dont il est natif, son ancrage dans la terre et les traditions. Derrière son irrépressible amour pour ce pays natal, son respect pour les traditions ancestrales et pour celles et ceux qui savent encore résister et s’accrocher au monde rural se cachaient aussi une dénonciation factuelle de l’alcoolisme comme un mal endémique et, surtout, la mise au grand jour des petits secrets de famille, ceux que tout le village, toute la vallée connaissent mais que l’on tient cachés aux membres des familles concernées.

Du coup, la rupture fut définitivement consommée entre des villageois qui se sentirent trahis, moqués, agressés et celui qui n’était au fond qu’un Parisien se rendant sur ses terres ancestrales le temps des vacances.

Pierre Jourde, en hommes de lettres, crut naïvement pouvoir lever le qui pro quo en adressant des lettres détaillées et longues à chacun d’entre eux.  C’était persister dans l’erreur car on ne dialogue pas avec des gens au mieux habitués à la lecture de la pauvre presse locale en les inondant de textes élaborés. C’est sur le terrain que l’on s’explique, en haussant la voix et le col, en partageant les canons le temps de trouver une paix des braves.

C’est donc avec la plus grande imprudence que l’auteur se rendit le temps de ses vacances d’été dans sa ferme, pensant que ses missives auraient apaisé les esprits. Il n’en fut rien et son arrivée se transforma bien vite en une agression caractérisée d’une majorité de villageois et de teigneuses mégères qui en vinrent aux mains, n’hésitant pas à caillasser personnes et biens, blessant un bébé, marquant psychologiquement de façon durable toute une famille, proférant des mots définitifs, racistes et disant tout haut ce que tout le monde susurrait tout bas depuis des années : le rejet de celui qui pourtant leur louait terres et maisons parce qu’il avait réussi, parce qu’il était différent, de la ville, célèbre, socialement intégré et aisé. Il s’en suivit deux ans d’affaires judiciares et policières et des condamnations sévères.

Avec pudeur et honnêteté, en confessant ses erreurs mais sans jamais vraiment pardonner à ses agresseurs les blessures infligées à sa famille, Pierre Jourde déroule le fil de cet enfer, de ce malentendu insondable, révélateur des oppositions éternelles entre ceux de la ville et ceux de la campagne. Il y règle aussi ses comptes avec la presse qui aura surmédiatisé l’affaire, surexposé des faits mineurs, recherchant plus le sensationnel que le réel, s’intéressant au spectaculaire au détriment du fonds.

Au total, il en reste un livre intéressant pour comprendre comment un drame collectif se met en place, pour illustrer l’éternelle stupidité humaine quand la réflexion est superficielle, quand on prête de l’attention aux rumeurs et pas aux faits, quand on se contente d’adhérer à ce qui est raconté sans prendre la peine de s’informer par soi-même. Bref, ces incessantes manipulations collectives dont nous sommes tous les jours les victimes consentantes ou non, abreuvées d’informations parcellaires qui tournent en boucle, de réflexions à peine exprimées devenant des postures définitives sur les réseaux sociaux etc…

On comprendra toutefois que les villageois du fin fond de l’Auvergne n’aient pas, dans leur majorité, été capables de saisir la subtile pensée, certes maladroite, de Jourde. Son style parfois alambiqué, son écriture savante et poétique, devenant lyrique quand il s’agit de décrire sa région de prédilection, n’est pas à la portée de tout le monde et rend la lecture difficile, à tout le moins non fluide.
Un intéressant essai sur la responsabilité qu’implique l’écriture sans être un livre totalement indispensable, sauf à son auteur qui en avait besoin comme une catharsis.


Publié aux Editions Gallimard – 2013 – 191 pages