23.6.14

Kafka sur le rivage – Haruki Murakami


« Kafka sur le rivage » est une œuvre de maturité et s’impose comme l’un des chefs-d’œuvre, si ce n’est le chef-d’œuvre de cet immense romancier qu’est Murakami.

Il reprend le principe qui présidait à la construction d’un roman antérieur, « La ballade de l’impossible » en menant en parallèle deux récits, au départ sans point commun apparent et qui petit à petit vont donner lieu à la construction d’un immense et complexe puzzle qui prend un sens global.

Ce roman fait aussi penser à l’une des toutes premières œuvres de Murakami, « La course au mouton noir » puisqu’une grande partie du récit se déroule sur l’une des petites îles de l’archipel, montagneuse et recouverte de forêts au sein de l’une desquelles se trouve une cabane isolée, comme l’était la maison du précédent roman. On y retrouve cette atmosphère d’étrangeté, de menace que fait peser la solitude, de silence troublé par les multiples bruissements d’une nature inquiétante et immédiate.

Il y a deux façons d’aborder Murakami et tout particulièrement ce roman essentiel. La première approche est fondée sur un rationnel cartésien, sur une recherche de sens à tout prix. L’autre est de se laisser porter par un récit qui emprunte aux multiples influences de l’auteur dont la culture est profondément nippone mais repose sur une maîtrise des classiques grecs et de la tragédie. Une culture solidement nourrie par la connaissance des auteurs américains contemporains (Murakami est, entre autres, traducteur de Carver) et par la philosophie occidentale.

La première est presque automatiquement condamnée à l’échec car elle mutilera l’œuvre. La seconde ouvre des perspectives infinies si on se laisse porter par la poésie, la fantaisie et l’originalité du récit.
« Kafka sur le rivage » est avant tout un conte initiatique, souvent aux bords extrêmes du fantastique. Il joue de la confusion permanente entre le réel observable, les rêves qui font partie de nos vies jusqu’à s’y immiscer pour les transformer, le psychisme qui nous détermine malgré nous. C’est une narration subtile et d’une rare intelligence du passage du monde adolescent à l’âge adulte, un passage qui quitte une rive faite de facilité relative pour rejoindre un terrain où l’essentiel dépend de soi, de ses choix, de ses rencontres et de l’usage que l’on sait en faire. C’est aussi un récit sur la mort, omniprésente dans nos vies, inéluctable au point d’en être parfois inhibant.

Pour cela, Murakami convoque deux personnages essentiels. Kafka Tamura, jeune adolescent de quinze ans, qui s’est choisi ce prénom d’emprunt par référence à la machine infernale de l’auteur tchèque dont il se croit la proie. Un garçon frappé par la malédiction d’un père qui l’a prophétiquement condamné au parricide, au viol de sa mère et à celui de sa sœur. Un garçon qui trouve une paix provisoire dans une étrange bibliothèque, accueilli par un androgyne cultivé et sensible et dirigée par une femme d’une superbe cinquantaine profondément troublante et inaccessible.

Nakata est un vieil homme, légèrement débile, qui gagne sa vie en retrouvant les chats perdus d’un quartier de Tokyo. Une sorte de sage condamné à tuer malgré lui un démon qui emprunte la tenue de Johnny Walken, l’emblème de la célèbre marque de whisky, parce qu’il assassine sauvagement les chats dont il découpe les têtes pour voler leurs âmes afin de constituer un flûte aux super pouvoirs. Un homme qui va fuir malgré lui en embarquant dans son sillage un routier un peu naïf mais qui découvrira ce que la vie recèle de surprises et de beauté si l’on sait les cueillir.

Kafka et Nakata ont beaucoup de points communs sans le savoir et la vie de l’un va inexorablement affecter celle de l’autre.

Alors laissez-vous porter par l’irruption de l’impossible, par ces pluies de sangsues ou de poissons qui se déclenchent à chaque fois que le vieil homme franchit une étape qui le mène vers la liberté. Au bout du récit, vous y trouverez votre propre vérité car Murakami ne donne jamais son point de vue et laisse le choix à ses lecteurs de s’autodéterminer sur le sens.

Publié aux Editions Belfond – 2006 – 619 pages