26.7.14

Cristallisation secrète – Yoko Ogawa


Ecrit en 1994, ce brillant roman de la grande romancière japonaise Yoko Ogawa vient seulement de récemment paraître en France chez Actes Sud. Nous avons été emballé par ce roman qui se situe aux confins du fantastique, de l’imaginaire et du pamphlet inspiré contre le totalitarisme.

Comme souvent chez Ogawa (cf « Le Musée du silence » ou « La marche de Mina » dont vous trouverez l’analyse sur Cetalir), l’auteure nous entraine dans un monde isolé, ouaté parce que l’isolement et le silence sont les complices des pires atrocités.

Il existe dans ce récit divers niveaux de lecture, fortement imbriqués les uns dans les autres. Nous allons tenter ici d’en poser les grands principes.

Tout d’abord, l’auteure choisit de poser l’action sur une île. Personne n’y accède, personne ne peut en réchapper. Le dernier ferry qui, il y a quelques années encore, a été désarmé et mis à quai et sert de refuge à un grand-père, homme à tout faire de la jeune femme, au centre du récit.

Cette île est en proie à d’étranges phénomènes auxquels la population est non seulement résignée mais conditionnée pour s’adapter ipso facto. De façon régulière et imprévisible surgissent des disparitions définitives et collectives. Cela commencera par des rubans, des bonbons, les harmonicas, bref, une foultitude de petits objets anodins mais qui donnent un relief à la vie quotidienne, qui la sorte de son uniformité. Puis un jour, ce sont les oiseaux qui disparaîtront, puis les roses, puis les livres, jusqu’aux membres ou à la voix des habitants au point de finir par les effacer à jamais.

C’est le principe même d’une dictature qui est décrit ici. Tout commence par des privations insignifiantes qui s’accélèrent et finissent par imposer les privations de l’essentiel au point d’annihiler l’humain, son libre arbitre, sa liberté de penser. Or, l’île est aux mains des traqueurs de souvenir de la police secrète. Une bande d’hommes efficaces et méthodiques qui extirpent de leurs cachettes celles et ceux qui ont osé conserver chez eux ou en eux ce que le pouvoir s’est appliqué à détruire.

Le deuxième niveau de lecture tient au fait que la jeune femme au centre du récit est elle-même romancière. Ecrire lui est essentiel. Hors son roman met inconsciemment en scène une jeune dactylographe qui va tomber sous le pouvoir de son professeur jusqu’à ce qu’il la prive de sa voix, l’enferme dans une pièce, en fasse son objet pour finir par la pousser à l’auto-destruction par privation de volonté. Ce roman progressera en parallèle de celle du récit de premier niveau.

Le troisième niveau tient au fait que la jeune femme finira par héberger elle-même dans une pièce secrète son éditeur qui résiste et conserve en lui les souvenirs des choses disparues. Cet homme n’aura de cesse que de pousser la jeune femme à écrire même lorsqu’elle en aura perdu la capacité et le goût, jusqu’à ce qu’elle finisse par réflexion un sort comparable à celui de la dactylographe. Sauf que l’enfermement est inversé. Dans le cas de l’éditeur, il protège et maintient en vie. Dans l’autre, il détruit.

Tous ces récits se chevauchent et invitent en permanence à une réflexion sur nos moyens de résistance quand l’oppression est en place.

Publié aux Editions Actes Sud – 2009 – 342 pages


23.7.14

J’étais Quentin Erschen – Isabelle Coudrier




Rarement, je me trouve quelque peu désemparé face à un livre dont j’ai prévu de faire l’analyse, exercice salutaire auquel je me livre depuis plus de huit ans maintenant au fil des milliers d’ouvrages qui me sont passés entre les mains. C’est pourtant le sentiment face auquel je me trouve une fois refermé cet étrange roman d’Isabelle Coudrier. 

Reconnaissons d’abord que l’auteur sait créer un climat bien typé et nous plonger dans un microcosme clos et de plus en plus étouffant avec un savoir-faire certain. Ce climat c’est celui dans lequel évoluent quatre jeunes gens dont nous allons suivre la vie sur une quinzaine d’années. Une fratrie faite de deux frères, Quentin, être inaccessible, retiré en sa beauté irradiante mais jamais décrite, supérieurement intelligent et à qui semble tout réussir ; Raphaël, le cadet, cachant ses blessures derrière une façade de boutades et de séduction sans suite ; Delphine, la petite dernière, discrète, la confidente du groupe. Une fratrie complétée par la petite voisine, à peine plus âgée que Delphine, Natacha, fille unique d’un couple d’enseignants et amoureuse folle de Quentin depuis le premier jour.

La fratrie vit depuis toujours sans leur mère déclarée morte dans un accident de voiture alors, qu’en fait, un drame que nous allons découvrir au bout d’une centaine de pages s’est déroulé dans leur plus tendre enfance, créant un environnement de mensonges connu de toute la ville alsacienne dans lesquels les jeunes évoluent mais pas d’eux-mêmes, pourtant directement intéressés.

Les bachots passés comme de simples formalités, voici les quatre jeunes gens cohabitant dans un grand appartement parisien situé dans un quartier où personne pourtant n’habite. Quentin a toujours voulu être médecin et, en leader incontesté du groupe, a implicitement décidé Raphaël et Natacha à entreprendre les mêmes études de médecine tandis que Delphine se résigne à étudier l’Anglais, pour plaire au père qui ne rêve que d’enseignement supérieur, alors que son rêve à elle serait d’être boulangère. Et puis, un jour sans crier gare, Delphine disparaîtra à son tour et à tout jamais.

Isabelle Coudrier explore ici trois thèmes essentiels sans toutefois aller jamais au bout. Celui du mystère de l’enfance et de la difficulté à trouver ses marques d’adultes quand on vit depuis toujours ensemble au point de former une quasi-fratrie mais marquée de non-dits, de dissimulations implicites pudiquement ignorées alors qu’elles créent une atmosphère lourde et peu propice à l’épanouissement.

Thème du mensonge, omniprésent, entre les véritables circonstances de la mort d’une mère et de la découverte brutale, impréparée de la réalité par chacun des membres, à tour de rôle, sans qu’ils n’en parlent jamais aux autres, contribuant ainsi à l’élaboration d’une situation à la tension insoutenable.

Thème de la disparition, de la mère, morte, du père se réfugiant dans son travail et n’échangeant pas trois mots avec ses enfants, des parents de Natacha résignés et sans doute bien contents de se décharger de leur fille envers les Erschen malgré l’inquiétude, jamais traitée au fond, que leur inspire la passion unilatérale de Natacha pour Quentin, puis de Delphine, qui s’évapore sans crier gare.

Thème des amours impossibles, ferment de tous les drames en préparation, enfermant les protagonistes dans des schémas de vie ruinés, les poussant au désespoir s’ils ne trouvent pas la force de sortir d’une spirale destructrice.

Surtout, c’est de passer à côté de sa vie dont il est fondamentalement question ici tant l’existence quasi monacale dans laquelle ces jeunes adultes s’enferment, dans une chape de mensonges, de faux semblants et de non-dit est lourde. Pour en sortir, il n’y a que la fuite ou le courage d’assumer ses vrais sentiments ou ses rêves. Isabelle Coudrier ne nous donnera la clé que pour deux des personnages, nous laissant dans le questionnement pour les deux autres.

Face à cette complexité (non directement apparente lors de la lecture mais évidente a posteriori), pourquoi des réserves, donc ?

Et bien parce que, par deux fois au moins, on s’attend à ce que le roman prenne un nouveau chemin. Lors de la révélation des circonstances de la mort de la mère, puis, lors de la disparition de Delphine. Mais non, rien, si ce n’est des vies qui se résignent de plus en plus, se nécrosent dans un climat de plus en plus insupportable. Il y a comme une prédétermination à vivre dans la fatalité, une résignation à passer à côté de sa vraie vie tout en développant un système d’apparences qui ne trompent que celles et ceux qui les créent. On est surpris de ces coups de théâtre et encore plus de l’absence de réactions qu’ils entraînent.

Ensuite, et surtout, parce que l’écriture est d’une platitude et d’une banalité navrante. Certes, on peut y voir là un système renforçant le malaise qu’inspire ce livre. Mais fallait-il inonder le récit de lieux communs, de dialogues d’une vacuité désespérante ?

Enfin parce que la fin était prévisible. Tant qu’à n’apporter aucune réponse, le roman aurait peut-être gagné à laisser planer le doute sur le sort de Quentin, cet ange troublant et froid, si peu vivant, pour lequel on ne peut qu’éprouver à la fin de l’antipathie pour le mal qu’il crée, volontairement ou non, autour de lui.

Pourtant, ce roman sut trouver son public et gagner une certaine reconnaissance. Le mieux sera de vous en faire votre propre opinion même si, pour ma part, je le range plus dans la catégorie des dérangeants que des indispensables.

Publié aux Editions Fayard – 2013 – 401 pages

19.7.14

Descente aux grands crus – Paul Torday


Après s’être illustré dans «  Partie de pêche au Yemen », très remarqué et qui devint rapidement un best-seller mondial, l’inclassable Paul Torday nous livre avec son deuxième roman, « Descente aux grands crus », une sorte de farce incroyablement sournoise et douloureuse, sans concession pour les personnages typiquement britanniques qu’elle met cyniquement en scène.

En dépit d’une écriture d’une grande simplicité, Torday a la capacité immédiate à solliciter l’attention de son lecteur, à l’attirer dans l’univers qu’il met rapidement en place, grâce à l’originalité des situations envisagées ainsi qu’à la densité psychologique de ses personnages.

Car, au final, c’est bien le processus psychologique global qui est mis en scène pour décrire par le menu ce qui va faire de Wilberforce, un trentenaire à qui jusqu’ici tout avait réussi, une épave ravagée par l’alcoolisme. Comme, en outre, Torday illustre avec la juste dose, les processus de la chimie du cerveau qui conduisent à l’auto-destruction de Wilberforce, on assiste, fasciné, à ce qui constitue au fond un suicide plus ou moins conscient d’un homme dont on comprend qu’il a tout perdu, à commencer par le sens à donner à une vie qui fut périodiquement violemment, presque sismiquement, ébranlée par des ruptures de sens, mal préparées, subies ou provoquées, souvent excessives.  Au fond, Wilberforce devient la victime excessive d’un excès d’excès.

La grande originalité et la force du récit tiennent au parti pris narratif. Au lieu d’avoir un discours narratif qui avance, Torday choisit d’organiser son roman en quatre grandes sections qui remontent dans le temps de 2006 à 2002.

Sur ces quatre années, un processus inéluctable va se mettre en œuvre faisant de Wilberforce ce qu’il est devenu, sans espoir de retour. Quatre années durant lesquelles la vie du personnage principal va se trouver chamboulée. Quatre années au terme desquelles, il se retrouve presque par hasard, en tous cas sans s’y être préparé, à la tête d’une cave de cent mille bouteilles qu’au lieu de gérer et de faire fructifier, il va se mettre à boire un peu, puis de plus en plus jusqu’à descendre un minimum de cinq bouteilles par jour.

Comment cet homme sobre, qui détestait l’alcool, qui était tout entier consacré à son entreprise qu’il avait créée avec succès a-t-il pu en arriver là ? C’est à cette question fondamentale que Torday apporte une réponse troublante qui démontre que la vie de chacun de nous peut tout à coup sombrer dans une spirale infernale faute de pondération, de préparation, de force de volonté minimale surtout si elle subit les assauts inéluctables que la vie nous réserve.

Ces quatre années firent passer Wilberforce du statut d’entrepreneur à celui de dilettante, de célibataire à marié puis veuf, d’asocial à celui d’un garçon entrainé malgré lui dans les excès de l’aristocratie anglaise, de cadre sans bien à celui d’un indépendant riche et qui n’a pas su gérer sa fortune.

Quatre années pour se détruire, tout perdre et sombrer dans une vie qui gomme la réalité mais reste persécutée par des scènes imaginaires, fabriquées par un cerveau qui se nécrose au point d’effacer toute frontière entre la réalité et les constructions de l’esprit.

Il en résulte un livre fascinant, noir et troublant, un de ces livres que nous aimons sur Cetalir.


Publié aux Editions JC Lattes – 2009 – 332 pages

11.7.14

Un hasard nécessaire – Martin Mosebach




Il est encore trop tôt pour dire si Martin Mosebach deviendra le Thomas Mann de la société allemande de ce début de XXIème siècle. Toujours est-il qu’il est impossible de ne pas penser à son aîné à la lecture de ce roman social, complexe et aux multiples enchevêtrements.

Un roman qui part d’un prétexte, anodin et à peu près sans importance car, à la fin, il importe peu de savoir si l’épouse à laquelle son mari confie le coup de foudre qu’il a éprouvé un jour pour une jeune inconnue dans un train et qu’il pensait, à tort, ne plus revoir, prendra mal ou non cette confession.

Ce n’est pas cette passion et ses circonvolutions qui sont le thème du roman mais simplement la trame sur laquelle repose l’analyse acérée des grands et petits maux de la haute bourgeoisie allemande. Un microcosme obnubilé par la puissance qu’apporte l’argent, soucieux de préserver ses intérêts mais surtout ses apparences, celle d’une unité, surtout si elle est familiale, malgré les déviances, les brebis galeuses, les coups de canif répétés au conformisme ambiant.

Ce sont ces fissures qui deviennent des lézardes abyssales qu’explore en détail Mosebach, sans concession ni tendresse pour ses personnages aux travers bien humains, faits beaucoup plus de petitesse que de noblesse. L’amitié compte peu quand elle doit être sacrifiée aux apparences. La loyauté familiale doit survivre à tout, y compris aux pires trahisons.

Ce théâtre presque Brechtien se déroule souvent dans un grand appartement sous les yeux d’un cacatoès blanc acheté pour servir de symbole vivant de la beauté, sorte d’esthète emprisonné pour le plaisir un peu dédaigneux de contemplateurs qui finissent par l’oublier. Plus l’oiseau devient malgré lui le témoin des déviances de ceux qu’il croise malgré lui, enfermé dans sa cage, plus il plonge dans la mélancolie et la folie au point qu’il en finira mal, devenant une sorte de victime expiatoire d’un microcosme qui évacue allégoriquement ses péchés capitaux.

Lire ce roman nécessite un effort certain : celui d’accepter la profusion des personnages, de jongler avec des époques, des lieux et des situations qui se chevauchent, de se laisser perdre dans un réseau d’histoires qui finira par plus ou moins se démêler avec un modeste coup de théâtre final. Pas forcément un immense roman, comme pourraient le laisser supposer les commentaires dithyrambiques de la jaquette, mais un roman qui compte. 

Publié aux Editions Bernard Grasset – 2013 – 379 pages

7.7.14

Un bébé d’or pur – Margaret Drabble




Margaret Drabble, à soixante-dix ans, avait déclaré renoncer à l’écriture et se couler dans une paisible retraite. Cinq ans plus tard, la parution de son dix-huitième roman, celui-ci, vient démentir ses dires pour nous donner l’un de ses meilleurs livres.

« Un bébé d’or pur » est une figure de style imaginée par la femme de lettres Sylvia Plath dans l’un de ses poèmes. Une expression douce et lumineuse pour parler de ces enfants qui sont différents des autres simplement parce qu’attardés ou handicapés d’une manière ou d’une autre. Du coup, Margaret Drabble a concocté ici un bien beau roman sur l’innocence, sur la façon dont la venue d’un tel être, qu’il faut aimer et protéger, bouleverse les vies de ceux qui les accueillent, des renoncements auxquels ils obligent irrémédiablement.

C’est une amie de la famille qui tiendra ici la plume et nous contera ce qu’elle aura vu, perçu ou entendu des vies qu’elle aura côtoyées et dont elle aura retenu les confessions partielles, intimes, magnifiquement douloureuses et dignes.

Du coup, c’est l’histoire contemporaine de l’Angleterre qui défile aussi sous nos yeux, des années soixante à nos jours. Une histoire marquée par la libération des femmes qui auront appris à se méfier des hommes au point de s’en passer, comme Jess, cette ethnologue de formation, devenue journaliste indépendante par nécessité, qui élève seule sa fille Anna, son bébé d’or pur. Du père, son professeur à la fac, nous ne savons presque rien si ce n’est qu’il fut veule, absent mais bon amant. D’ailleurs les hommes ne font que de brefs passages dans ce livre où des femmes ordinaires doivent apprendre à faire face à des situations extraordinaires. Ils sont tolérés pour un moment, plus ou moins bref, s’ils amusent, contentent les besoins du corps, apportent un réconfort avant que d’être gentiment et proprement écartés.

Pendant que l’Angleterre voit la pilule arriver, bouleversant le rapport de force homme/femme, et la spéculation immobilière devenir galopante au point de faire des propriétaires de petites maisons dans un coin de banlieue londonienne verdoyante des multimillionnaires potentiels, Jess consacre sa vie à sa fille Anna. Une fille qui malgré l’âge qui avance, reste et restera dépendante de sa mère car incapable de lire, d’écrire, de comprendre ou de faire le mal, toujours souriante quelles que soient les circonstances.  Lorsque l’éloignement devient une nécessité pour se sociabiliser, enseigner les gestes et les comportements fondamentaux, il n’est que le prétexte à des retrouvailles fusionnelles que rien, et surtout pas un homme, ne pourra entamer.

Il ne se passe finalement pas grand-chose dans ce roman qui prend son temps, celui de deux vies intimement liées ; deux vies qui s’écoulent pendant que la société se transforme et rend progressivement « normal » ce qui apparaissait au début comme un comportement pour le moins inhabituel, celui d’une mère célibataire élevant seule sa fille attardée.

Avec autant d’intelligence qu’elle en donne à ses personnages tous issus de milieux intellectuels, capables d’analyser ce qui se passe en eux et autour d’eux, Margaret Drabble nous livre un roman touchant, sincère et simplement beau.

Publié aux Editions Christian Bourgeois – 2014 – 434 pages