29.11.14

Peine perdue – Olivier Adam


Pour la première fois depuis qu’il est publié, Olivier Adam renonce à parler à la première personne dans son dernier roman « Peine perdue ». C’est à vingt-deux personnages, hommes et femmes, jeunes – pour la plupart – ou plus âgés qu’il donne la parole dans un roman choral où chaque chapitre illustre, éclaire le mystère qui agite la petite station balnéaire de la côte méditerranéenne où tout se déroule.

On peut alors lire le roman d’Olivier Adam pour ce qu’il est de prime abord : un roman noir qui commence avec Antoine, un jeune trentenaire, incapable d’être devenu adulte, gloire locale du foot, un Zidane qui ne l’aura jamais été faute de constance, d’application et de réelle volonté. Alors, au lendemain d’un match où il aura filé un coup de boule à un défenseur adverse l’ayant taclé un peu sévèrement, on va le retrouver, quasiment mort, le crâne défoncé à coups de batte de baseball. Qui a fait cela et pourquoi ? Qui a déposé devant l’hôpital Antoine tabassé dans le camping dont il retapait les mobile-homes ? Va-t-il s’en sortir ou laisser un jeune fils orphelin ?

L’histoire va se composer, se complexifier avant de se démêler au fur et  à mesure que la vingtaine de personnages, liés de près ou de loin à Antoine, fasse son entrée en scène. Tour à tour, dans une écriture qui a gagné en maturité, moins directement à vif qu’avant, mais portant une émotion toujours efficace parce que désormais parfaitement contrôlée, Olivier Adam donne la parole à ces petites gens, cette France qu’on n’interroge jamais, celle qui est au cœur de la crise et qui est en train d’en crever.

Alors, si l’on prend ce deuxième niveau de lecture, c’est le tableau d’un pays à la dérive que dépeint avec force et intelligence un grand romancier. La vague amenée par la tempête pourtant annoncée qui a déferlé sur la côté créant des ravages inédits et emportant avec elle d’imprudents promeneurs n’est rien d’autre que la vague de l’extrême droite radicale, celle du FN, dont les scores ne cessent de monter au point qu’un jour, pas si lointain sans doute, on s’étonnera de se retrouver sous un régime xénophobe, raciste et populiste de la pire espèce.

Olivier Adam nous explique pourquoi en nous donnant à voir celles et ceux qui, peine perdue, galèrent pour trouver un travail à plein temps correctement payé. Peine perdue que d’essayer d’élever des gamins condamnés d’avance à une vie de seconde classe. Peine perdue encore que de croire en une Gauche qui n’en a plus que le nom. Peine perdue que de chercher à régler par soi-même ses comptes. Peine perdue que de lutter contre plus fort, plus rusé, plus puissant ou plus méchant que soi. La catastrophe est là, déjà en route. On n’en connaît encore ni l’intensité finale, ni la durée, ni les conséquences à long-terme.

L’histoire d’Antoine n’est du coup rien d’autre qu’une métaphore romanesque de celle d’une ancienne gloire, la France, qui prend l’eau de toutes parts et pense, en partie et à tort, trouver des solutions entre des radicalités qui ne feront que la mener à une nouvelle peine perdue.

Une fois plongé dans le roman d’Olivier Adam, impossible d’en sortir. On est happé dans un monde gris et glauque, superbement décrit, ingénieusement construit, une série d’histoires comme autant de départs possibles pour d’autres romans à venir, celles de vies qui cherchent un sens quand toutes les valeurs se barrent. Sans doute le meilleur roman de l’auteur dont « Les Lisières » avait un peu entaché une production jusqu’alors de haute tenue. Voilà qui met désormais la barre encore plus haut. Bravo Mr Adam.


Publié aux Editions Flammarion – 2014 – 414 pages

22.11.14

La clé de l’abîme – José Carlos Somoza


Comme il m’arrive parfois, me voici embarrassé au moment de rédiger la note de lecture du dernier roman de Somoza, auteur d’origine cubaine et vivant à Madrid. Ce roman qui s’inscrit de façon caractérisée dans le type « heroic fantasy » a su captiver mon attention, durant les cent premières pages avant que de me lâcher progressivement, au point que la lecture des cent dernières devint peu à peu un petit calvaire… La faute sans doute à une multiplication de situations improbables, de coups de théâtre baroques à répétition et de parti-pris manichéen qui laisse systématiquement la part belle aux gentils. Bref, l’overdose m’a guetté de plus en plus férocement.

Comme l’auteur le conte lui-même dans sa note en postface, Somoza a pris le parti de s’inspirer outrageusement de Lovecraft au point que la clé du livre se trouve dissimulée en toute dernière page sous une habile référence à son inspirateur (et cela c’était particulièrement bien trouvé, avouons le !).

D’où un monde de terreur situé dans un futur lointain qui a vu et survécu à une quasi destruction de notre planète. Dans ce monde du futur inquiétant co-existent des humains comme vous et nous, fortement minoritaires, et des êtres fabriqués et sélectionnés de façon bio-génétique, conçus chacun pour présenter des caractéristiques prédéterminées et répondre à un souci d’esthétique formelle systématique. Un monde où une religion unique domine après l’effacement du continent américain suite à la fonte des pôles. Une religion entièrement fondée sur la Bible de l’Amour, organisée en quatorze chapitres abscons et antinomiques.

La plupart des humains adhèrent à un ou deux de ses chapitres et les meilleurs, les plus aguerris en tirent des pouvoirs quasi surnaturels fondés sur la croyance absolue. Les adorateurs de ces chapitres passent bien entendu leur temps à s’entre-déchirer.

David Kean, jusque là obscur employé d’un train à la technologie froide et abasourdissante, va devenir malgré lui le centre et l’enjeu d’un combat entre factions décidées à trouver la clé de l’abîme, c’est-à-dire le lieu secret où est censée se trouver la clé qui donne accès à Dieu.

En étant choisi par un kamikaze décidé à faire sauter le train pour lui confier un secret aussitôt effacé de sa mémoire, David Kean va devoir faire face à une multitudes de dangers et à des choix qui feront radicalement de lui quelqu’un d’autre au terme d’une série d’aventures auxquelles on a du mal à croire.

Somoza, qui se nourrit auprès des bons auteurs de SF, va alors nous entrainer sous les mers,  dans des grottes souterraines peuplées de démons, dans un  Japon décimé et cauchemardesque puis en Nouvelle-Zélande livrée à la merci de sauvages déchainés.

Violence et mort sont le lot permanent de ce roman qui devrait ravir les amateurs du genre. Quant aux autres, ils risqueront bien de décrocher tant les morts, vampirisés par les vivants, ressuscités en série et les super-héros aux super pouvoirs débiles qui affrontent les précédents finiront de décrédibiliser une aventure qui perd irrémédiablement son souffle au fil des pages. On retournera prudemment aux Maîtres du genre plus soucieux de laisser un peu plus de vraisemblance, la vie n’étant pas noire et blanche…


Publié aux Editions Actes Sud – 2009 – 381 pages

16.11.14

Cour Nord – Antoine Choplin


Avec une écriture d’une grande sobriété, Antoine Choplin nous donne à voir le quotidien d’un père et son fils en prise à la déconfiture du monde ouvrier auquel ils appartiennent.  Une sorte de roman social, humain et touchant. Un roman où se superposent des enjeux sociétaux qui dépassent les protagonistes et leurs aspirations les plus profondes, celles qui seront à même de les tirer de la grisaille et de la désespérance qui bientôt menacent de les engloutir.

Depuis que l’épouse et mère est morte, ces deux hommes vivent dans un quotidien silencieux et terne. La parole y est rare car aucun des deux n’a appris à exprimer ses sentiments. De rares mots sont échangés lors des repas simples et frugaux et des courtes périodes passées ensemble dans une maison silencieuse et qui semble avoir perdu son âme.

Le père vit encore et surtout dans l’illusion d’une victoire dans un combat où s’affrontent le patronat, déterminé à fermer l’usine où lui et son fils sont employés, et les ouvriers en grève depuis dix-sept jours. Autant de jours qui commencent à traduire l’usure, la lassitude, la résignation quand tombera le verdict définitif, sans appel, de la fermeture de l’usine. Avec la fermeture, c’est l’environnement direct qui s’écroule et le bar qui vivait directement des bières consommées à la pause repas va devoir, lui aussi, fermer ses portes.

Alors commencera pour le père un combat solitaire. En se mettant en grève de la faim, il veut dire son déchirement, sa perte d’identité, son refus à la résignation quitte à y laisser la vie. C’est aussi un appel au fils, moins impliqué dans ce combat qu’il a suivi de loin, à venir lui témoigner un amour qui semble ne pas savoir s’exprimer de lui-même. Parce que cette grève fut aussi et surtout entamée pour garantir un boulot aux jeunes qui sinon vont fuir cette région du Nord en déshérence.

Le père et le fils ont d’autant plus de mal à communiquer qu’ils partagent peu en commun. Autant le père semble ancré dans les valeurs du passé, autant le fils vit vraiment en dehors de l’usine. C’est un passionné de jazz, trompettiste et membre d’un quartet qui bientôt va se produire dans un bar branché du Lille proche. Toute son âme est tournée vers la musique, vers l’excellence de la performance à travers laquelle il trouve l’évasion dont il a un besoin impératif pour surmonter la vacuité quotidienne.

Or, plus le père s’enfonce dans sa grève personnelle, plus le fils s’enfuit vers la musique, plus la communication se rompt. Pourtant, au bout, une fois leur mission accomplie, ces deux êtres vont savoir se retrouver et définir ensemble les bases d’un avenir commun possible.

Antoine Choplin fait preuve d’un grand talent pour dépeindre avec humilité et pudeur la profondeur et la puissance des sentiments qui agitent ces deux hommes confrontés au mal contemporain que sont le chômage et l’exclusion. Composé avec finesse, à la manière d’une partition où chaque instrumentiste sait écouter ses partenaires, ce roman est une belle réussite.

Publié aux Editions Le Rouergue – 2010 – 131 pages



10.11.14

Une rançon – David Malouf




En 1943, le jeune écolier qu’était David Malouf se retrouva, comme ses camarades de classe, privé de récréation pour cause de pluie. La maîtresse en profita pour leur faire la lecture du dernier chant de l’Iliade. Ce fut un choc pour Malouf qui dévorait les livres mais n’avait jamais encore entendu parler d’Homère. Un choc d’autant plus violent que Brisbane était en guerre dont l’issue restait encore bien incertaine face à la coalition nippo-allemande.

Soixante-dix ans plus tard, le voici qui affronte un chef-d’œuvre de la littérature mondiale, un gotha inattaquable et l’on reste ébloui par le résultat d’une finesse, d’une intelligence et d’une beauté qui éclairent sous de nouveaux jours ce qui confine à une série de légendes sur fond d’Histoire.

Car le parti-pris de l’auteur est ici d’explorer des zones d’ombre, de se focaliser sur quelques vers sur lesquels le lecteur inattentif passera vite. Lui s’arrête, réfléchit et imagine une histoire où ce ne sont plus les Dieux qui décident de tout et se jouent des hommes mais les hommes qui tentent de composer avec leurs démons, leurs souffrances, leurs croyances et s’arment du courage qu’ils n’ont pas nécessairement eu jusqu’ici.

Voici dix ans que le siège de Troie a commencé. La guerre s’enlise et les murs de la ville tiennent encore bon. Bientôt pourtant, les Grecs auront raison des défenses Troyennes et se livreront aux massacres, viols et pillages qui semblent l’apanage inévitable de tous les conflits.

Mais, entretemps, deux drames intimes se seront produits. Hector, le fils de Priam, le héros de Troyes, aura défié en combat singulier Patrocle, l’ami et amant d’Achille. Patrocle, pourtant équipé de l’armure d’Achille qu’il lui avait dérobé pour combattre à sa place, tombera. Déchiré, tourmenté de douleur, Achille défiera à son tour Hector qu’il tuera. Contrairement aux coutumes de guerre, il ne rendra pas le corps pour qu’il lui soit fait honneur mais le traînera pendant onze jours consécutifs derrière son char. Revenu mutilé, démantibulé, le corps d’Hector reparaît chaque matin à nouveau intact, manifestation subtile du courroux des Dieux qui avertissent Achille, sourd de rage et de vengeance.

Pendant ce temps, Troyes assiste impuissante. Le vieux roi Priam qui s’est toujours montré le défenseur de la Loi et des bonnes coutumes, qui s’est laissé aussi gouverner par son épouse, la mère d’Hector, décidera pour une fois de s’exprimer contre toute convenance. Il imposera à la cour, qui n’en croit pas ses oreilles, de partir seul sur une simple charrette, vêtu d’une tunique blanche, sans signe royal, accompagné d’un charretier issu du peuple, Somax (personnage inventé), pour échanger le corps de son fils aimé contre une rançon constituée des joyaux royaux.

La rencontre entre Priam, dont le nom signifie le « Prix payé » (et nous comprendrons pourquoi le prix fut doublement payé) et Achille constitue l’apogée du roman. Ce sont deux hommes las de guerroyer, qui savent leur fin respective proche, qui souffrent tous deux des trop nombreuses absences causées par les amis ou fils qui tombent sous les coups, les êtres chers éloignés depuis des années passées à combattre qui se font face, se reconnaissent, se respectent.

Pendant dix jours, la trêve règnera, le temps de donner à Hector les funérailles dignes de son rang. Puis la guerre reprendra et Troie tombera. Mais c’est une autre histoire….

Ecrit dans une langue intensément poétique, riche sans être inabordable, profondément classique mais modernisée, David Malouf nous donne à voir une des nombreuses facettes que l’Iliade permet de suggérer en passant. Restent aux auteurs dignes de plume, de talent, de force épique et plein de sensibilité à relever le défi. David Malouf le fait de la plus brillante manière et nous enchante comme rarement.

Publié aux Editions Albin Michel – 2013 – 209 pages