5.12.14

Instruments des ténèbres – Nancy Huston


« Instruments des ténèbres », bien que récompensé par le Prix Goncourt des Lycéens 1996 et le Prix Inter 1997, n’est probablement pas l’œuvre par laquelle commencer pour découvrir Nancy Huston pour celles et ceux d’entre vous qui ne connaîtraient pas encore cette auteur majeure canadienne d’expression française. Ce livre est en effet d’une grande complexité de construction et ne se laisse pas facilement aborder. La lecture des premières pages m’a même, je l’avoue, rebuté au point de me poser la question de refermer un livre commencé comme une étrange élucubration.

Toutefois, la persévérance paie et le parti-pris de l’auteur va peu à peu prendre sens au fur et à mesure que se déploient les deux récits qui se font écho. N. Huston semble avoir conçu son roman comme, entre autres, une interrogation sur l’écriture, en, particulier sur le rapport que l’œuvre qui se crée entretient avec son créateur au fur et à mesure de sa gestation.

Pour cela, N. Huston fait cohabiter deux histoires en parallèle. Celle qui sert de trame au roman repose sur un fait divers historique, en plein cœur du XVIIème siècle français. Dans cette France très rurale, dominée par l’Eglise et une certaine brutalité, nous allons suivre l’histoire haute en couleurs de deux jumeaux, Barbe et Barnabé.

Entre chaque chapitre de ce roman vient s’intercaler un chapitre où est mis en scène l’auteur supposé de ce roman. Comme Huston, cet auteur est une femme en crise, à la recherche de ses propres racines, ayant abandonné des parents eux-mêmes séparés et qui collectionne les amants comme on collectionne les déboires et les gueules de bois.

Chaque plongeon dans l’intimité de Barbe et Barnabé, est une invite à descendre dans le moi profond de l’auteur, à l’amener à s’interroger sur le sens de ses actes, sur la responsabilité qu’elle porte dans la rupture avec ses parents, sur la raison qui la pousse aussi à avorter systématiquement des multiples grossesses qu’elle subit. Plus le roman se construit, plus l’auteur remonte son propre temps inversement en prenant le risque de réveiller des souvenirs profondément enfouis.

Barbe et Barnabé naissent orphelins comme l’auteur qui, elle, a rompu les liens avec un père alcoolique et une mère dépressive et bigote. Le père des jumeaux est inconnu, la mère morte en couches. Les jumeaux sont aussitôt séparés, Barnabé confié au monastère proche, conditionné pour devenir un moinillon obéissante et pauvre. Barbe va pour sa part connaître le sort d’une servante le plus souvent exploitée, rarement aimée. Ballottée d’un maître à l’autre, elle finira par se faire engrosser par un Maître obsédé sexuel qui, parce qu’elle dépend entièrement de lui, peut abuser d’elle sans vergogne.

Barbe se doit de cacher cette grossesse si elle veut échapper à l’opprobre. Elle en viendra à tuer l’enfant à peine né comme l’auteur s’acharne à tuer les embryons qu’elle engendre au fil de ses amours malheureuses.

Plus l’histoire des jumeaux s’enfonce dans l’obscurantisme de son époque, plus la remontée dans le temps actuel de l’auteur sera douloureuse, à la recherche désespérée d’un sens. Les références historiques jalonnent ce roman à deux voies tout comme la réflexion sur le sens de la musique et son évolution par référence aux œuvres révolutionnaires de Biber, précurseur de génie en cette fin de XVIIème et début de XVIIème. N. Huston semble vouloir dire que  notre présent trouve ses racines cachées très loin dans le temps et que nous ne sommes, de fait, pas en pleine possession de notre libre arbitre.

Certes le propos est loin d’être limpide mais c’est dans une forme d’hallucination, de parcours chaotique et hanté que la pensée finira par accoucher d’une œuvre qui niera délibérément la vérité historique comme pour dire, qu’au bout du compte, nous avons tous le droit de choisir, en bien ou en mal.


Publié aux Editions Actes Sud  -1996 – 409 pages