31.1.15

Radeau – Antoine Choplin


Après la découverte de « Cour Nord », son dernier roman publié et que nous avions apprécié sur Cetalir, il me tardait d’approfondir la rencontre avec A. Choplin.

« Radeau », publié six ans auparavant, est un roman attachant. Il emprunte, comme « Cour Nord », une voie stylistique qui repose fondamentalement sur une écriture dépouillée, des phrases de structure simple et qui disent l’essentiel tout en laissant la place permanente à l’implicite des sentiments, rarement franchement exprimés. Choplin est un peu comme ses livres et ses personnages : un taiseux. Le format du roman est court, une fois encore, l’histoire simple. C’est dans la condensation du temps et des scènes que Choplin aime à s’exprimer.

Le roman est composé de trois tableaux de longueur éminemment variable. Il commence en été 1940. Louis est sur les routes de France, au-delà de la Loire. Il y conduit un camion dans lequel se trouvent quelques chefs-d’œuvre des peintures du Louvre qu’il faut mettre à l’abri de l’ennemi qui progresse. Malgré les consignes de ne pas s’arrêter, de ne rien dire, Louis, spécialiste d’art contemporain et qui n’a rien, a priori, d’un homme d’action, va faire monter dans la cabine une étrange et silencieuse jeune femme qui marche nus pieds sous la pluie en pleine nuit.

En peu de phrases échangées, par la simple tension des regards, par quelques gestes simples et essentiels, la passion entre Louis et  Sarah est dite et une histoire d’amour s’est installée sur fond de guerre et de fuite. Elle vaut tous les risques du monde.

Le deuxième tableau se situe en 1943. Il démarre de nuit sur une scène de guet-apens tendu par la résistance à deux véhicules allemands. Les coups de feu claquent, les hommes meurent de part et d’autre parce qu’il n’y a pas d’autre choix possible. Nous retrouvons Louis au volant d’un des véhicules des résistants qui ramènent vivants, morts et blessés vers un château isolé. Nous y découvrons que c’est la cache dans laquelle quelques employés des musées nationaux devenus hommes de guerre par la force des choses dissimulent des trésors du Louvre. Nous y retrouvons aussi Sarah et son fils Antoine qui, avec Louis, forment une famille qui s’aime. Choplin imagine alors une féérique scène le jour des trois ans du gamin où ces hommes vont étaler dans un champ fauché de frais les magnifiques toiles enfermées dans des coffres, pour les aérer et les admirer. Scène qui est aussi un superbe prétexte à d’intéressantes considérations sur la place immanente de l’art quelles que soient les circonstances humaines.

Le livre s’achève sur un court tableau où, en deux pages et demi d’une intensité remarquable, le drame que l’on percevait en filigrane se noue dans un paysage de neige et de glace en cette fin du seconde guerre mondiale.

Tout est dit dans ce très beau livre : l’amour qui peut éclore partout et en n’importe quelles circonstances, l’art qui traverse le temps, l’engagement au risque de sa propre vie, le basculement des destinées humaines jouets des soubresauts qui agitent le monde.


Publié aux Editions La Fosse aux ours – 2003 – 135 pages

28.1.15

Tram 83 – Fiston Mwanza Mujila


C’est un double sens qui se cache derrière ce titre énigmatique apposé sur une couverture nous montrant une peinture naïve, délurée et joyeuse de couples africains en train de danser et de flirter, préfiguration symbolique et légère du déferlement de mots et de formules explosives qui nous attendent au fil des pages de ce roman qui sort totalement de l’ordinaire.

Tram 83, c’est d’abord cette ligne de tramway à Bruxelles, où Fiston, originaire de la République Démocratique du Congo (RDC), a traîné quelque temps ses guêtres au cours d’un parcours d’émigré qui finit par le faire se poser à Graz, en Autriche, où il reçut le premier prix littéraire jamais attribué par cette cité à un Africain. Une ligne qui ne fonctionne qu’à la nuit tombée et qui mène vers des lieux créant du lien social pour reprendre sa jolie formule.

C’est, du coup, devenu le nom du bar de cette Ville-Etat où se déroule le roman, caricature miniature d’une cité en sécession,  symbole du flux migratoire du Sud pauvre vers le Nord, riche, livrée aux mains d’un Général despote, vivant de l’extraction des métaux précieux de ses mines exploitées par une armée d’hommes d’affaires blancs. Dans cette cité où l’on pourchasse les chiens errants et les rats, faute de viande, tout ce que la ville compte d’artistes, de marginaux, de voyous ou de riches occidentaux converge le soir venu vers le Tram 83.

Là-bas, les « canetons », des prostituées à peine pubère et de moins de quinze ans, sont prêtes à tout pour croûter. Les « filles-mères », les prostituées jusqu’à quarante ans, vous abordent à coup de formules incantatoires et vidées de tout sens à force d’être proférées pour ne laisser place à aucune ambiguïté quant aux intentions. Ainsi « Vous avez l’heure », « J’adore sucer », « Je déteste les préliminaires » sont-elles autant d’invitations à se rendre aux toilettes mixtes séance tenante avec celles qui offrent leur charme sans vergogne.

Dans ce monde interlope et brutal, deux anciens camarades de fac se retrouvent. Requiem, le voyou, le maître-chanteur, toujours prêt à tous les trafics pour pouvoir brûler la vie, abuser de sexe et d’alcool. Lucien, l’écrivain qui a ravi à Requiem sa femme, le rêveur, venu de l’Arrière-Pays pour raisons politiques, n’acceptant aucun compromis pour conserver son art pur dans un monde impur et avili par les plus basses pulsions et les compromissions permanentes.

Deux conceptions de la vie qui ne peuvent que s’opposer. Deux visions qui permettent à Fiston Mwanza Mujila de se lancer dans un récit aux allures surréalistes. Car, ce monde louche où tous se mélangent, l’auteur a eu l’occasion de l’observer une fois le carcan familial quitté la majorité venue. Lui qui venait d’une famille de sept enfants rigoureusement catholique a découvert un monde effréné, libre autant que concupiscent. Un monde qui lui permettait enfin d’écrire « comme on crie dans le vide ou comme on boit une bière pour le plaisir » selon son expression.

Alors, tous les codes explosent et la langue se fait vibrante, atomique, colorée à outrance, mêlant des fulgurances hermétiques dignes de Mallarmé avec du langage automatique à la Raymond Queneau. Les images sont frappantes et les formules stéréotypées, nombreuses, ponctuent un récit qui nous emmène à un train d’enfer dans un monde devenu aussi infernal que fou. Cela secoue et on ne sait pas trop vers quelle destination inconnue nous emmène ce Tram 83 situé aux abords d’une gare qui a cessé depuis la succession des guerres civiles de fonctionner correctement.

Nous voici donc en partance vers un pays littéraire du renouveau qui gratte et bouscule pour notre plus grand plaisir.


Publié aux Editions Métailié – 2014 – 200 pages

24.1.15

Vieille menteuse – Anne Fine


Il est toujours embarrassant de déterminer avec précision les raisons pour lesquelles un livre nous a laissé de marbre. Sans doute, une part de notre scepticisme sur ce roman tient-elle à une traduction laborieuse qui fait que l’on éprouve encore plus de mal à adhérer à une histoire qui peine à trouver son souffle.

Mais la principale réserve provient certainement du fond lui-même. On ne croit jamais à l’histoire proposée et chaque tentative pour nous faire rire ou sourire peine à entrainer la moindre esquisse de satisfaction, même fugace.

Nous suivrons donc avec un certain ennui les tribulations d’un frère et d’une sœur, jumeaux, et de leur insupportable mère qui sombre lentement mais sûrement dans un gâtisme que la méchanceté et l’égoïsme entretiennent vaillamment.

Pourtant, le fils ne semble vivre que pour sa mère. Employé des services d’hygiène d’une petite ville anglaise, il vit sous la coupe et la terreur de sa mère qui n’éprouve au fond que mépris pour ce fils pusillanime, sans cesse retranché dans son monde intérieur. Les femmes d’une façon générale lui font une peur bleue et c’est la raison pour laquelle il n’a jamais été capable d’entretenir une relation sérieuse et encore moins de se marier. Il se console en pratiquant fugacement l’onanisme en contemplant un dessin d’une jeune et jolie patineuse au fond de la cabane de jardin de la propriété maternelle.

Tout un chacun abuse de lui, incapable qu’il est de se défendre. Sa mère, bien sûr, qui le manipule et lui fait faire ses quatre volontés. Sa sœur jumelle, fâchée à mort avec leur mère, lesbienne qui collectionne les mésaventures amoureuses en chaine et qui se décharge entièrement sur lui, en se gaussant de son manque de caractère, pour ce qui concerne l’accompagnement quotidien de plus en plus lourd qu’engendre une mère acariâtre et peu autonome.

Finalement, le monde entier semble en vouloir à ce pauvre garçon depuis sa plus tendre enfance. Il faut dire qu’étant incapable de gérer le moindre conflit, ne sachant pas prendre la moindre décision d’importance, il a le chic pour s’enfermer dans des situations impossibles, devenant l’esclave ou l’ennemi des autres.

Tout juste a-t-il su gagner l’amour d’une petite fille que sa sœur a sauvé de façon rocambolesque d’un accident de la circulation et qu’il chérit au-delà du raisonnable. Pourtant, il sera là aussi incapable de voir la solitude de la mère de l’enfant parce qu’il est tout simplement incapable de vraiment s’intéresser aux autres.

A force de vouloir empêcher sa mère de changer de police d’assurance pour la maison qu’elle occupe au motif de vouloir grappiller quelques sous, il va finir par découvrir les cachoteries et duperies de sa génitrice et se libérer de la terreur qu’elle exerce sur lui.

A la suite d’une série improbable d’évènements auquel on n’adhérera pas une seconde, le roman s’achève en nous laissant croire que le personnage falot central saura devenir un homme autonome et responsable.

Une conclusion aussi improbable que le poussif scenario qui la sous-tend…


Publié aux Editions de l’Olivier – 2001 – 316 pages

21.1.15

Bye bye Elvis – Caroline de Mulder




Lorsqu’Elvis Presley décède en août 1977 en s’étouffant grotesquement d’abus de nourriture et de médicaments, le monde s’arrête pour des millions de fans dans le monde fascinés par celui qui fut une icône, un objet de fantasmes sexuels provoqués par des déhanchements sur scène qui furent l’une de ses marques de fabrique.

La mort d’Elvis, comme souvent pour ces stars mystérieuses et retranchées dans une forteresse censée les abriter d’un monde de groupies quand ce n’est pas pour les protéger de leur propre infinie fragilité, fit l’objet des plus folles rumeurs jusqu’à la contester, tellement ceux qui furent témoins de son cadavre bouffi et ne ressemblant plus que de très loin à l’icône qu’il fut, doutèrent de le reconnaître.

Partant de là, Caroline de Mulder nous transporte à Paris, dix-sept ans plus tard, à la porte d’un grand appartement parisien bourgeois où un Américain, John White, devenu presqu’aphone, vivant seul avec son chien dans un état de saleté innommable et de santé précaire s’apprête à accueillir celle qui va devenir sa gouvernante dévouée.

Quels liens existeraient-ils potentiellement entre l’Elvis devenu une loque humaine et cette épave qu’est John White vivant sur un grand pied sans jamais travailler ? John White pourrait-il être la réincarnation grotesque, misérable de la gloire déchue d’Elvis ?

Au-delà de cette question qui sert de prétexte à un jeu de miroirs aussi habilement mené qu’impertinent, Caroline de Mulder s’attache surtout à nous révéler les faces cachées des personnalités.

Celle de John White, petit tyran domestique, alcoolique qui se cache à peine, souillon infâme qui parvient à retenir dans ses filets une gouvernante sans le sou en la faisant vivre comme une princesse tout en lui cachant tout de sa vie, de ses origines, s’habillant de parcours et d’histoires aussi changeantes que son caractère.

Celle de la gouvernante, veuve éplorée et vivant dans le souvenir permanent d’un mari aimé et icônisé, sans le sou, troquant sa liberté contre une vie artificielle et recluse, sans perspectives, remplie de mystères qu’elle se refuse à résoudre jusqu’à la survenue de personnages et d’évènements extérieurs qui la feront retomber encore plus bas que de là où elle vient.

Celle surtout d’Elvis Presley dont l’auteur nous donne à voir la vie tristement vide, en proie à des angoisses infinies et permanentes qu’il cache sous une débauche de dépenses, une consommation effrénée de drogues et l’utilisation de moins en moins sexuelle de jeunes filles à l’eau de rose n’ayant pas froid aux yeux. Un personnage falot, peu ragoûtant, manipulé par un manager que la passion du jeu et le poids des dettes poussent à faire chanter son poulain au-delà du raisonnable quand il ne se commet pas dans des films de plus en plus nuls et vides de tout talent. Un homme ayant une relation anormale à sa mère et dont la famille, miséreuse et à moitié folle, fait de lui un simple compte en banque sur lequel tirer à foison. Un mec angoissé par la solitude, entouré d’une bande soudards balourds censés le protéger alors qu’ils vivent surtout sur la bête et prélèvent sans vergogne leurs lots de filles faciles avec lesquelles baiser sans amour. Un gars obsédé par les femmes, compensant ses échecs d’adolescent par une recherche effrénée de la femme en fleur idéale mais toujours malheureux en amour.

Dans un va-et-vient permanent entre Elvis et White, faisant de la gouvernante une sorte de lien invisible et involontaire entre deux espaces-temps, l’auteur construit une fiction à la fois fascinante et glauque, attachante et très réussie.

Publié aux Editions Aactes Sud – 2014 – 282 pages

18.1.15

D. – Robert Harris


Il aura fallu attendre l’année 2013 pour que le dossier complet, demeuré secret, de l’affaire Dreyfus soit consultable en ligne sur le site AffaireDreyfus.com. C’est après avoir discuté avec Roman Polanski (avec qui il coopéra pour écrire le scenario de Ghost Writer) que le romancier et historien britannique Robert Harris décidé de se lancer dans une formidable aventure : tenter de tirer une bonne fois pour toutes au clair les dessous d’une affaire qui empoisonna la France pendant quasiment un demi-siècle.

Le coup de génie ici est,  non pas de tenter de conter de l’extérieur les faits et rebondissements qui conduisirent de la cassation en 1901 d’un officier juif de Mulhouse à sa réhabilitation avec les excuses de la République en 1906, mais de se mettre dans la peau d’un des acteurs principaux, malgré lui, de toute l’histoire. Un acteur resté dans l’ombre et injustement oublié…

Georges Picquart est celui qui prend la parole. Brillant officier ayant fait ses preuves par les armes en Afrique et au Tonkin, décoré de la Légion d’Honneur, ancien professeur de topologie à l’Ecole Militaire (où il eut Dreyfus comme élève), il se voit choisi pour être promu plus jeune Lieutenant-Colonel de l’Armée française en charge du « Bureau des Statistiques », vague terme derrière se cache le service du contre-espionnage.

Dépité de cette promotion mais dans l’incapacité de refuser, Picquart va devoir prendre la tête d’une équipe qui fera tout pour lui rendre la vie impossible. Mais imposant peu à peu ses méthodes, réformant de fond en comble l’approche et parce qu’on lui a donné l’ordre de maintenir l’enquête sur le dossier Dreyfus, lequel vient d’être condamné et envoyé  à l’Ile du Diable dans des conditions de détention innommables, Picquart, persuadé de la culpabilité de Dreyfus comme toute l’armée dans son ensemble, va peu à peu voir ses convictions ébranlées.

Un faisceau d’indices le mettra sur la piste d’un officier louche et au bras long, le Commandant Ferdinand Walsin Esterhazy. Un homme perclus de dettes de jeu, aux mœurs des plus douteuses, bientôt observé à fréquenter assidûment l’ambassade d’Allemagne, le grand ennemi, à qui il ne fait plus de doute qu’il remet des documents militaires. Un homme dont l’écriture ressemble furieusement à celle du bordereau sur la seule base, fragile, duquel Dreyfus fut condamné.

Alertant sa hiérarchie et le gouvernement, Picquart va se heurter à un nauséabond mélange de mauvaise foi, d’antisémitisme, de compromissions, d’objectifs personnels inavouables qui rendent son discours inacceptable et inaudible.

Picquart ne tardera pas à pâtir de son entêtement, de sa droiture de soldat et d’officier qui ne peut pas accepter que l’armée qu’il aime de tout son cœur commette un outrage en condamnant un homme dont il ne fait aucun doute, pour lui, qu’il est innocent.

Chassé de son poste, ostracisé puis emprisonné, il deviendra l’un des fers de lance du groupe des Dreyfusard auprès de Zola, de Jaurès, de Clémenceau, de Scheurer-Kestner ou de Lazare tout en respectant son devoir de secret et de soldat, malgré les outrages subis.

C’est cette enquête de l’ombre mené par un homme mû par le souci de la vérité et de la droiture que nous suivons de façon palpitante, comme un thriller aux incessants rebondissements et qui nous tient en haleine constante bien que nous en connaissions la fin.

Ce livre compile des faits historiques et laisse au romancier le soin de les mettre en scène, de les lier entre eux à la façon d’une histoire incroyable et pourtant vraie. Picquart fut, en son genre et à son époque, le premier lanceur d’alerte. Attention, on entre dans ce bouquin pour ne plus en sortir et parcourir page après page devient addictif ! Une formidable réussite.

Publié aux Editions Plon – 2014 – 487 pages