29.3.15

Jacob Jacob – Valérie Zenatti


Les lecteurs attentifs d’Aharon Appelfeld n’auront pas manqué de noter que Valérie Zenatti en est la traductrice fidèle et accomplie. Passer du statut de traductrice à celui de romancière n’est pas chose aisée. Après s’être dissimulée derrière les mots d’un autre, voici le temps venu de s’exprimer par soi-même, de prendre tous les risques. Depuis 2002, Valérie Zenatti s’y est essayée de façon discrète tout en rencontrant un réel succès avec son livre « Une bouteille dans la mer de Gaza » publié en 2005.

Sélectionné pour le Prix des Libraires en Seine, son dernier roman, « Jacob, Jacob », se veut comme une sorte de cri étouffé par la distance du temps. Une double répétition d’un pronom lourdement porteuse de sens. Car Jacob fut d’abord le pronom d’un autre enfant, un grand frère mort à trois ans avant que d’être donné à celui qui le porte désormais, devant vivre avec cet héritage familial à moitié caché. Du coup, il aurait pu être difficile de se faire une place, de mériter sa propre existence qu’on aurait pu croire volée à un autre que l’on ne connaîtra jamais.

Mais non, Jacob Melki est un jeune homme de dix-huit ans que tout le monde admire. Juif de Constantine, il est beau comme un cœur, chante merveilleusement et fait l’admiration de ses professeurs et celle de toutes ces femmes, mère, tante et cousines avec qui il partage un appartement où deux familles s’entassent sous l’autorité ombrageuse de patriarches toujours prêts à cogner ou à hausser la voix pour se faire respecter.

Cependant, en cet été 1944, le lycée terminé, le temps est venu de la conscription. Alors, comme tous les autres jeunes gens de son âge, Jacob va se retrouver dans une sorte de fraternité au départ subie puis intensément vécue auprès de camarades conscrits arabes, français ou juifs comme lui. Celle de l’armée républicaine. Celle qui, une fois les classes rapidement bouclées, va envoyer ses contingents de recrues constituer la toute nouvelle 1ere Armée du Maréchal De Lattre de Tassigny chargée de reconquérir la France.

Finie l’insouciance. Finie la jeunesse. La plongée dans le monde des adultes et ce qu’il a de plus brutal, de plus bestial aussi est aussi intense qu’absolue. Jacob parcourra toute la France du débarquement en Provence jusqu’en Alsace, participant à tous les combats. En quelques mois, il découvrira toutes les émotions, toutes les peurs, toutes les peines, les rares joies aussi qu’une vie est susceptible d’apporter. Il tuera pour ne pas être tué. Il verra tomber ses camarades avant de tomber lui aussi, victime aléatoire comme des millions d’autres.

Comme nous le montre Valérie Zenatti dans la denière partie de son roman travaillé et d’une écriture à la rage contrôlée, cette jeunesse algérienne fauchée qui constitua une partie des bataillons libérateurs fut le point de départ de ce qui allait aboutir à l’indépendance de l’Algérie, une vingtaine d’années plus tard. Après avoir vécu ensemble pendant un siècle, juifs, colons français et arabes se déchirèrent et s’entretuèrent dans une nouvelle guerre qui n’eut juste qu’à changer de génération.

Valérie Zenatti signe ici un joli livre qui devrait lui valoir la reconnaissance d’être non seulement une traductrice émérite mais une femme de lettres qui tient sa place dans le paysage littéraire français.

Publié aux Editions de l’Olivier – 2014 – 166 pages


Le voyage d’Octavio - Miguel Bonnefoy


Fils d’un écrivain chilien et d’une mère diplomate, le jeune écrivain vénézuélien  Miguel Bonnefoy, publie son premier roman. Un livre écrit en Français car, comme il l’a déclaré lui-même, il maîtrise beaucoup mieux les astuces de l’écriture dans cette langue apprise dans les lycées français qu’il a fréquentés au fil des nominations maternelles qu’en langue espagnole qui, pour lui, reste celle du cœur.

M. Bonnefoy a voulu construire ici un roman épique, picaresque et figuratif des souffrances et de la révolte du peuple vénézuélien.  Octavio en est la figure symbolique. En ce colosse à la force surhumaine se cache un homme simple, quasi simplet. Analphabète, il est toujours prêt à soutenir les causes impossibles, à faire le coup de poing ou le coup de feu, à recueillir chez lui les insoumis. Et puis, un jour, il rencontrera une comédienne dénommée Venezuela car l’auteur entend bien faire explicitement comprendre que derrière son personnage se cache son pays natal.

Le voyage d’Octavio, fait de souffrances et d’endurance est un cheminement plein de tribulations. La langue utilisée pour nous le conter est riche, colorée, très proche de ce que de grands auteurs sud-américains ont fait par ailleurs. Mais, derrière à ce qui peut s’apparenter à une forme de compliment, se cache aussi une grande déception. A aucun moment ce livre n’a su m’agripper. Il m’a laissé, pauvre lecteur, perdu dans un foisonnement de personnages et de situations incompréhensibles sans rendre son propos implicite explicite. Je m’y suis profondément ennuyé.

Bien des critiques professionnelles sont élogieuses. Je ne les rejoindrai pas tant, in fine, le résultat m’a paru brouillon. Tant pis…


Publié aux Editions Payot-Rivages – 2015 – 128 pages

25.3.15

Les forêts de Ravel – Michel Bernard




Derrière le musicien de génie, celui que le monde de ce début du vingtième siècle considérait comme le plus grand compositeur français et probablement mondial, se cachait une sorte de dandy, toujours tiré à quatre épingles, célibataire endurci, patriote convaincu et obnubilé par le souci de s’isoler. C’est déjà ce que nous racontait Jean Echenoz dans son magnifique « Ravel » qu’on ne peut que vous encourager à lire ou à relire.

C’est ce que nous redit dans une langue superbe, très maîtrisée, précise à l’extrême, aussi sourcilleuse du détail et de la nuance que la musique de celui qu’elle nous décrit, le très beau livre de Michel Bernard, un auteur discret, collectionnant les petits Prix Littéraires et assez spécialisé sur des récits de nature militaire.
Or, c’est à la période 1916-1937, et plus précisément encore 1916-1928 (l’année de la tournée triomphale aux Etats-Unis) que s’intéresse l’auteur. Ravel vient d’achever son Trio en La Majeur pour piano et s’apprête à rejoindre les rangs des soldats sur le front de l’Est.

Car Ravel n’a eu de cesse, lui qui fut réformé pour cause de trop petite taille, que de se faire accepter par une armée dévoreuse d’hommes mais qui ne voulait pas de lui. Il tenta tout pour être aviateur mais sa complexion lui barra le chemin des airs. A force d’opiniâtreté, à quarante-et-un ans, il finit par être enrôlé comme chauffeur de camion et se retrouva, à force d’insistance, à convoyer munitions et blessés sur le front de Verdun. Tout conspirait à protéger un militaire encombrant par son prestige. Lui conspira à manifester humblement son patriotisme et sa solidarité, partageant beaucoup de la vie de ceux qui n’étaient cependant pas directement exposés aux tirs meurtriers et aux attaques dévastatrices.

Réformé en 1917 pour des problèmes de santé, revenu de l’idée qu’il se faisait de l’Armée et de la gloire à servir la Patrie en danger, Ravel se remit progressivement à la musique. C’est à la naissance de ces partitions révolutionnaires que nous convoque Michel Bernard cependant pas dans une démarche hautement musicologique ou historique. Non, ce qui l’intéresse c’est de mettre en évidence la difficulté, ou non, à écrire, la compulsion à le faire tout en maîtrisant un bouillonnement que la guerre avait temporairement éteint avant que d’en devenir une source d’inspiration. Pour y parvenir, Ravel marchait dans les forêts. 

Lui le Basque d’origine et Parisien d’adoption fuit Paris à jamais une fois démobilisé pour partager son temps, quand il ne voyageait pas la gloire et la richesse définitivement acquises, entre Lyons-la-Forêt où sa marraine de guerre l’accueillait dans une grande bâtisse en bordure de la forêt de Rambouillet et Monfort-L’Amaury   où il acquit une maison biscornue et hostile, un peu à son image parce que profondément originale, bénéficiant d’une vue splendide et qu’il fit entièrement réaménager, transformer et agrandir à son idée. 

La forêt l’accueillit et le protégea pendant quelques semaines pendant la Guerre. Elle lui servit de sas de décompression, de lieu d’inspiration et de décantation après. C’est là que ses idées s’organisaient, prenaient forme.

Ce qui frappe à la lecture de ce roman grandiose par son style et humble par son propos, c’est à quel point il semble emprunter à, se « mimétiser » - si j’ose dire - avec celui qu’elle met en scène. On y observe le parcours relativement apaisé, lucide d’une célébrité mondiale fuyant les honneurs et recherchant le contact des gens simples tout en ayant une parfaite conscience de sa supériorité. Un homme qui s’effaçait derrière sa musique, tout simplement.

Superbe !

Publié aux Editions Gallimard – 2014 - 176 pages

21.3.15

La lumière des étoiles mortes – John Banville



 John Banville est un auteur anglais discret injustement méconnu de ce côté-ci du chanel.  Ce superbe roman, récompensé par un (obscur) Prix Prince des Asturies s’impose comme il impose de découvrir au plus vite le reste de l’œuvre d’un immense écrivain continuellement insatisfait de sa production.
« La lumière des étoiles mortes » c’est celle qui continue de luire, déformée par le temps et la distance, donc dangereusement trompeuse sur sa réalité et sa force dans la tête d’un homme, Alex, dans sa soixantaine, acteur de théâtre de profession. Une lumière projetée par deux femmes qui auront profondément marqué sa vie.
L’une est Cass, sa fille, décédée depuis dix ans après s’être jetée, enceinte, du haut des falaises d’une petite commune de Ligurie, sans explication.  Depuis, Alex et son épouse Lydia, vivent dans une sorte d’hébétude, repliés sur eux-mêmes, lui confiné dans son bureau situé dans les combles d’une grande maison vide, elle dans une immense cuisine. Ils se sont comme retirés du monde, vivant l’un à côté de l’autre plus que l’un avec l’autre, cherchant en eux et en l’autre une explication à un geste inexpliqué.
L’autre de ces lumières est celle qu’il appelle délicieusement Mme Gray. Elle était la mère de son meilleur ami d’enfance. Elle fut celle qui lui révéla l’amour et la sexualité lorsqu’ils devinrent amants, pendant six mois environ, lui à quinze ans, elle à trente-cinq. Une affaire aussi scabreuse que scandaleuse mais ô combien poivrée.
Choisi pour être l’acteur principal, lui l’homme de théâtre, d’un film au côté d’une star mondiale consacré à un obscur déconstructionniste belge à la vie sulfureuse, Alex meuble les périodes où il ne tourne pas en plongeant dans son monde intime.
C’est ce voyage vers ces lumières des étoiles mortes, celle d’un passé désormais éteint, auquel nous participons de façon superposée à la vie actuelle qui continue, malgré tout et presque malgré lui, à se dérouler. Et comme souvent, passé et présent finiront par se rejoindre en de surprenantes et troublantes similitudes qu’on ne peut pas prendre que pour de simples coïncidences.
Mais surtout, ce que nous montre John Banville grâce à un dernier chapitre aussi inattendu que réussi, c’est qu’imaginaire et souvenirs se combinent à l’infini et finissent par former une représentation du monde et du passé qui, le temps passant, la vie apportant ses douleurs et déceptions, deviennent plus la figuration d’un espace-temps rêvé que la remémoration objective des faits.
Dans ce roman, il ne se passe presque rien si ce n’est une tentative désespérée de fuir la douleur des échecs que porte toute vie en soi en se réfugiant dans des souvenirs que l’on finit par idéaliser et arranger. Car il est toujours plus facile de s’accommoder des lumières provenant d’étoiles éteintes avec lesquelles il est possible de s’arranger que de faire face à la réalité d’une vie rarement douce. C’est ce glissement psychologique, presque sémantique, que nous montre avec un incroyable talent, un sens du renouvellement et de l’approfondissement stupéfiant un immense écrivain. Son nom : John Banville. A vous de jouer…
Publié aux Editions Robert Laffont collection Pavillons – 2014 – 347 pages

19.3.15

Le roi disait que j’étais diable – Clara Dupond-Monod




Tout commence le 25 Juillet 1137 lorsque le mariage, arrangé à des fins politiques, entre Louis VII et Aliénor d’Aquitaine est célébré dans la cathédrale de Bordeaux. Par cette union, le faible royaume de France, menacé de toutes parts par de puissants Seigneurs peu désireux de se ranger sous la bannière d’un roi en qui ils voient un rival, la puissante et riche Aquitaine ainsi que le florissant Poitou, entre autres, viennent rejoindre la couronne de France.

Mais, dès le départ, l’union entre les époux portait toutes les conditions d’un échec. Louis VII devint roi malgré lui après le décès soudain de son père, Louis VI, et la mort accidentelle de son frère aîné, Philippe de France, dont le cheval fut renversé par un cochon dans les rues de Paris. Tiré de son monastère, il se vit sacré roi par ordre de succession et par obligation.

C’est donc un homme travaillé et traversé sans cesse par l’idée de Dieu, mystique, un homme de dialogue et non d’action qui se présente devant sa future épouse. Aliénor n’a que treize ans au moment de son mariage mais, déjà, elle possède un caractère affirmé hérité de la lignée de ses ancêtres, politiques avisés et guerriers redoutés qui ont su imposer leurs visées religieuses et politiques au cours de conflits qui les ont opposés au Pape et au Roi de France. 

Aliénor rêve d’actions, de conquêtes, de mâter ceux qui osent défier le royaume. Elle a une idée très haute des fonctions royales et n’est pas vraiment prête à s’en laisser conter. Louis VII est sous l’emprise de l’abbé Suger et de ses conseillers, toujours en quête de dialogue et de compromis. Mais, il est surtout tombé immédiatement amoureux d’Aliénor dès la première rencontre alors que celle-ci n’éprouve que mépris pour un mari qu’elle n’a pas choisi et qui la désespère. Commence une relation perverse où Aliénor, comme l’imagine Clara Dupond-Monod, manipule sans cesse Louis VII et entre en lutte de plus en plus ouverte avec les conseillers. Le mariage sera dissous quinze ans plus tard sous prétexte de consanguinité avant qu’Aliénor n’épouse, quelques mois plus tard, Henri de Plantagenêt, le futur Roi d’Angleterre, un homme au caractère et aux ambitions à sa mesure. 

C’est exclusivement  aux années de mariage entre Louis VII et Aliénor qu’est consacré ce très beau roman de la journaliste Clara Dupond-Monod. Il ne s’agit pas ici de donner une vision romancée de quinze ans qui se sont soldés par la naissance de deux filles alors que le royaume attendait un héritier mâle, par un massacre brutal de mille cinq cents villageois, femmes et enfants compris à Vitry-le Brûlé et surtout par la désastreuse deuxième croisade au cours de laquelle Louis VII conduit ses troupes de massacres en échecs successifs, démontrant s’il en était encore besoin son incapacité totale à être un chef de guerre.

C’est dans l’intimité du regard et de l’âme de chacun des deux protagonistes que nous plonge l’auteur. A tour de rôle, dans une langue superbe à la fois très travaillée et fluide (ce qui montre une maîtrise absolument parfaite de l’écriture), Aliénor et Louis nous livrent leurs pensées intimes. Tout ici est bien entendu imaginé et repose sur notre approche psychologique contemporaine. Mais peu importe car nous y suivons d’autant mieux les tourments d’un Louis éperdument amoureux d’une épouse qui le méprise. Un roi qui a conscience de courir à sa perte, de commettre des actes contre ses valeurs les plus profondes tout cela pour tenter de conquérir son épouse de Reine. De son côté, Aliénor réfléchit à long terme, avance ses pions, mène ses négociations dans le dos du roi et de Suger histoire de préserver ses intérêts et ceux de sa famille. Le royaume de France en sortira profondément affaibli et l’Angleterre durablement renforcée mais cela donnera peut-être le prétexte à un autre roman de Mme Dupond-Monod.

En attendant, cette construction en duo d’un couple de chanteurs qui ne lisent pas la même partition et ne suivent pas le même chef est absolument admirable. On s’y plonge avec délices, immédiatement et l’on suit avec passion les déchirements d’un couple mal apparié en même temps que l’affaiblissement d’un pays mal dirigé. Superbe !

Publié aux Editions Grasset – 2014 – 240 pages