18.7.15

Les lance-flammes – Rachel Kushner


Un lance-flamme est fait pour détruire de façon puissante, violente, inexorable et à distance. Une arme atroce à laquelle il est impossible d’échapper. Entrer dans ce roman épique et échevelé de la jeune romancière Rachel Kushner, relève un peu de la même expérience. Il est difficile d’échapper à la force de sa plume, à la vitesse à laquelle les idées fusent, à la virtuosité des propos et au sens du détail et de l’analyse que l’auteur nous propose, à peine dissimulés derrière une histoire qui nous brinquebale sur les chemins de l’Histoire.

Rachel Kushner semble éprouver ici une sorte de fascination pour les années soixante-dix, une période qu’elle n’a pas connue puisqu’elle n’a pas encore trente ans. Un monde de liberté et de vitesse, celui de la découverte de la drogue, celui d’un art qui recherchait à tout prix de nouvelles voies d’expression entre l’immensité du land-art, les promesses de la vidéo qui pointait son nez, les premières installations plus ou moins ésotériques ou loufoques qui se mettaient à pulluler dans le grand village qu’était en train de devenir le New-York des artistes.

Ce furent aussi les années des Brigades Rouges, d’une révolution larvée en Italie ou en Allemagne et qui culmina avec l’assassinat odieux d’Aldo Moro, le patron des patrons italiens.

Sans complexe, Rachel Kushner élabore un long et puissant roman qui commence à toute berzingue au guidon d’une moto pilotée par une jeune fille américaine, venue de Reno et surnommée de même pour se mesurer aux as de la vitesse sur tout ce qui peut constituer un engin motorisé dans le désert de sel de l’ouest américain. Cette jeune femme que nous allons suivre est indéniablement une projection de l’auteur avec qui elle partage la passion des grosses cylindrées, le ski de compétition, la curiosité intellectuelle et un indéniable goût du risque surtout s’il est pris à toute vitesse.

Au fil des pages menées à un train d’enfer dans une langue souvent au vitriol et n’ayant pas froid aux yeux, nous allons suivre le parcours de Reno, ses déboires sentimentaux, sa découverte de la grande bourgeoisie italienne puis celle des révolutionnaires anarchistes des Brigades Rouges, sa cohabitation mouvementée avec l’avant-garde artistique new-yorkaise, sa recherche de place et de sens dans une société où il faut se battre pour survivre avant d’exister.

Lire les lance-flammes n’est certes pas de tout repos. R. Kushner exige beaucoup de ses lecteurs : concentration, acceptation de se faire bousculer, passage sans transition d’une scène à une autre, d’un lieu à un autre dans un monde qui, comme elle, comme ses personnages, comme ses motos qu’elle vénère ne cesse de se déplacer à vitesse maximale car la vie semble trop courte pour faire du sur place.


Publié aux Editions Stock Le Cosmopolite – 2015 – 543 pages

15.7.15

Concerto pour la main morte – Olivier Bleys


Les voyages peuvent être une source bienvenue d’inspiration. C’est en tout état de cause le cas pour Olivier Bleys qui a eu la chance de faire partie des huit écrivains sélectionnés pour aller découvrir les immensités russes à bord de l’Orient-Express puis, et surtout, d’un navire de croisière qui les a emmenés de Krasnoïarsk, en Sibérie, jusqu’à 300 kilomètres au nord du cercle polaire. Un voyage qui nécessairement suscite l’imaginaire, imprime des images qui deviennent autant de sources d’inspiration.

On sait depuis le très joli roman « Le colonel désaccordé » qu’Olivier Bleys aime la musique. C’est autour d’elle qu’il construit donc son nouveau roman comme le titre le laisse entendre sans ambiguïté.

Pour l’auteur, la musique est source de surprises et, surtout, de situations porteuses de décalage dans lesquelles les personnages dont on attend qu’ils se comportent selon des normes bien établies deviennent les sujets de troubles et de confrontations face à des défis a priori insurmontables.

Ici, c’est un pianiste plutôt raté qui est au centre de l’œuvre. Colin débarque un beau matin au pied d’un village perdu de Sibérie avec le piano qu’il a acheté à bord et laissé sur les rives sablonneuses du fleuve. Les premiers gels et la neige menacent. Il lui faut trouver un abri qui lui sera offert par un solitaire du hameau relativement pouilleux où Colin a choisi de s’arrêter.

Une fois le piano transbahuté dans la masure, Colin va révéler son secret. Sans aucune explication, soudainement sa main gauche refuse de lui obéir dans le deuxième mouvement du deuxième concerto pour piano de Rachmaninov. Tout le reste du répertoire ne pose aucun problème, seul ce concerto, qu’il a joué jusqu’alors sans problème, lui résiste. C’est pour tenter de vaincre cette main gauche qui lui résiste qu’il a élu domicile dans ce trou perdu, une semaine avant de devoir donner l’œuvre en concert.

Commence alors une lente et brillante dérive orchestrée par Olivier Bleys. Une dérive sur fond de vodka avalée à grands traits, de confessions progressives qui nous révèlent peu à peu les vies réelles ou rêvées des protagonistes. Mais aussi une découverte de soi, une plongée poétique au cœur de ce qui nous constitue grâce à de sensationnelles séances d’hypnose réalisées sous le contrôle d’un ancien cosmonaute désormais ermite engoncé au cœur de la glaciale forêt sibérienne.

Olivier Bleys parvient à dérouler un récit qui oscille comme ses personnages sans cesse entre transe et réalité, entre la brutalité de la nature qui les entoure et la poésie qui les habite ou les hante, entre obsessions refoulées et libération de la parole. La langue y est d’une beauté subtile, hypnotique au point de vous conduire de bout en bout dans l’un des plus beaux livres écrits jusqu’ici par O. Bleys.


Publié aux Editions Albin Michel – 2013 – 234 pages

10.7.15

Deux amantes au caméléon – Francine Prose


Attention, plonger dans ce fascinant roman de l’auteur américaine Francine Prose est prendre le risque de ne plus pouvoir s’en extraire avant que de l’avoir achevé.

Comme elle l’explique dans un court et instructif avant-propos, tout est parti de la découverte d’une photo de Brassaï dans une exposition, « Couple de lesbiennes au monocle, 1932 ». Une prise de vue où l’on découvre deux femmes attablées dans un bar. L’une porte une robe du soir décolletée, l’autre un smoking et affiche un côté hommasse prononcé.  Cette dernière s’appelait Violette Morris et vécut une véritable vie de roman. Elevée dans un couvent français par des sœurs anglaises, elle devint une athlète professionnelle, fut mise en spectacle au Veld’hilv, s’afficha sur scène dans un cabaret spécialisé dans les spectacles à caractère transsexuel, devint l’une des premières femmes pilotes professionnelles, fut invitée par Hitler aux JO de Berlin avant de se transmuter en un espion qui révéla les défaillances de la Ligne Maginot aux Allemands puis en un agent au service de la Gestapo opérant dans le tristement célèbre hôtel particulier rue Lauriston . Elle finira liquidée par la Résistance en 1944.

Sur la base des bribes d’information qu’on possède sur elle, Francine Prose élabore un roman dont elle est le personnage principal. Un roman où, comme il s’agit de beaucoup imaginer, d’interpréter sans cesse, de combler de grands blancs, Violette Morris devient Lou Villars, une femme qui ose s’afficher habillée en homme tandis que Brassaï se transforme en un photographe hongrois sous le nom de Gabor Tsenyi et que son ami l’écrivain Henri Miller devient Lionel Maine.

Avec une puissance évocatrice remarquable et aidée par le très beau travail de traduction de Dominique Letellier, Francine Prose  nous plonge au cœur d’un Paris nocturne où les artistes survivent grâce à des mécènes tandis que le bruit des bottes et la montée du nazisme dans l’Allemagne voisine présagent de la Seconde Guerre Mondiale imminente.

Bien qu’au centre du roman, Lou Villars ne parle jamais d’elle. C’est à travers celles et ceux qui la côtoient comme employeurs, amantes, témoins directs ou indirects de sa vie que nous tentons de comprendre comment une fille au physique ingrat, homosexuelle déclarée et assumée à une époque encore très prude sur le sujet va se laisser embarquer dans des affaires de cœur auto-destructrices et toutes porteuses, en germes, d’une inéluctable descente aux enfers justifiée à la fois par un désir de vengeance de plus en plus compulsif, un manque de confiance en soi, un besoin de se trouver des guides et un amour aveugle en la supériorité du régime hitlérien.

Chaque personnage inventé ou imaginé sur la silhouette d’un acteur ayant réellement existé porte une densité, une vérité qui ont le pouvoir de nous rendre presqu’un élément immobile de ce qui se déroule sous nos yeux : le spectacle d’une France qui se délite où le luxe tente de continuer d’exister, où les rêves d’artistes se poursuivent alors qu’autour le monde s’écroule de plus en plus. Jusqu’à la prise de conscience ou les circonstances qui pousseront celles et ceux dont on s’en serait attendu le moins à s’engager dans la Résistance sous toutes ses formes.

Voici un livre haletant à découvrir absolument.


Pubié aux Editions Gallimard – 2015 – 472 pages

4.7.15

Les clowns lyriques – Romain Gary


Tirant son inspiration d’une phrase approximative de Gorki qui donne à voir le cirque bourgeois et capitaliste comme un lieu d’expression dépitée de clowns lyriques qui refusent de voir la réalité, Romain Gary construit ce qui fut son dernier roman comme un tableau saisissant des grandes illusions qui agitèrent un vingtième siècle haut en couleurs et générateur des pires turpitudes.

Tout se joue dans un quatuor aussi désaccordé que les grandes idéologies qui, pour Gary, se sont toutes soldées par l’échec retentissant d’un siècle qui se voulut moderne mais qui fut, avant tout, désespérant, destructeur, avilissant pour l’homme. C’est donc un roman profondément noir mais extraordinairement drôle, comme ces clowns qui, plus ou moins malgré eux, nous donnent à voir de façon hyperbolique et grotesque ce que le Siècle commit de pire.

Un quatuor campé au début des années cinquante, dans un monde qui se relève péniblement du plus effroyable conflit de tous les temps, entre une Europe qui tente de se reconstruire, une Amérique obnubilée par la chasse aux Communistes, une Chine maoïste et déjà conquérante, une URSS Stalinienne et qui cherche à asseoir sa nouvelle domination politique et idéologique. Le tout sur un nouveau terrain d’exploration, concentré de tous les dangers, menace d’une nouvelle explosion nucléaire et d’un troisième conflit généralisé, la Corée du Nord venant d’être envahie par la coalition rouge à laquelle s’oppose les Etats-Unis à la tête d’une armée du monde libre et qui fait de ce nouveau symbole l’enjeu majeur du moment.

C’est dans ce contexte explosif que va se rencontrer notre quatuor de clowns lyriques, parfaits représentants d’un monde à la dérive, d’un capitalisme qui erre sans but et qui semble ne se préoccuper que de jouissance vaine. C’est à Nice, en plein Carnaval, précipité de frivolité et d’excès comme pour mieux dépeindre le nihilisme occidental, que R. Gary décide de camper son action.

Entre Willie, metteur en scène holliwoodien à succès et sa femme, Ann, actrice en vogue et sa principale égérie, règne un mariage d’intérêt. Ann est avant tout la vache à lait de Willie, sa garantie bancaire, celle qui lui permet de mener grand train de vie, de se jeter dans une perpétuelle fuite en avant. Willie, qui baise sa femme pour la forme, s’illusionne sur le sens d’une vie qui n’en a pas en collectionnant les maîtresses, en combinant excès d’alcool et amphétamines pour ne pas voir la tristesse et la vacuité du monde artificiel dans lequel il s’est laissé enfermer. Ann tolère cet arrangement qui lui permet de briller en apparence. Mais elle s’y ennuie. Sa vie prendra tout à coup un sens avec la rencontre inopinée de Rainier, un aventurier ténébreux manchot, qui, lui, cherche à donner un sens à sa vie en s’opposant à toute tentative d’hégémonie.

Rainier fut de tous les combats. Il s’engagea auprès des Républicains Espagnols, fut un Compagnon de la Résistance et vient juste de signer pour partir, dix jours plus tard, en Corée combattre dans la force internationale des Nations Unies pour barrer la route à Staline. Il sait que tout cela est vain mais c’est la vie qu’il s’est choisie. Entre Rainier et Ann, c’est une passion torride qui va prendre racine. Ann abandonne Willie sans un mot.

Surgit alors le quatrième personnage, La Marne alias Bedern, compagnon d’armes de Rainier. Exilé de Pologne et Juif, il lutta contre la Nazisme et est lui aussi un farouche anti-communiste. Comme Rainier, il partira dix jours plus tard pour la Corée. La Marne est une sorte de marionnette grotesque et vile, profiteur toléré car il est, au fond, le seul à tenir tête à Willie et à lui donner à comprendre qu’il a perdu la partie en perdant Ann. Plus Willie se débattra, en entraînant avec lui Bedern dont il ne peut plus se séparer car il ne sait vivre seul, plus Willie tentera de récupérer sa femme y compris en ayant recours à un tueur à gages lunatique et toujours accompagné d’un personnage insondable et qui paraît éternellement comateux, plus le monde qu’il aura vainement construit s’écroulera. Avec la chute de Willie, c’est l’ensemble des idéologies qui s’écroule, R. Gary ayant bien soin de démontrer qu’il ne semble exister aucune solution à un monde voué à l’auto-destruction.

Aucun des personnages n’y survivra d’ailleurs pour mieux, symboliquement, marquer que nous vivons dans un monde où nous nous débattons en apparence lyriquement mais uniquement pour mieux courir à notre perte.

R. Gary se suicidera l’année suivant la parution de ce magistral roman à l’écriture puissante. On admirera la force des images et le choc de formules qui laissent abasourdis !


Publié aux Editions Gallimard – 1979 – réédité en Folio – 276 pages