29.8.15

Scènes de ma vie – Franz Michael Felder


Ne ratez pas ce petit bijou. D’ailleurs, la très intelligente préface du metteur en scène et réalisateur Peter Handke nous avertit d’emblée en insistant sur la qualité artistique et historique de ce qui constitue un livre étape dans l’histoire littéraire de langue allemande.

Rien ne prédestinait Franz Michael Felder, un obscur fils de paysans d’une famille pauvre d’un petit village du Tyrol Autrichien à connaître la – courte – vie qui fut la sienne. En ce début du XIXème siècle, l’Eglise et l’Etat ont conclu une alliance inaltérable pour maintenir chacun à sa place, surtout s’il s’agit de la paysannerie indispensable à nourrir la nation mais pouvant devenir dangereuse et facteur de troubles s’il lui venait à l’idée de s’émanciper.

D’où une Eglise qui confine ses ouailles dans la terreur de Dieu, qui fait de la participation au catéchisme et aux sermons des messes un moyen dogmatique de formater les esprits. D’où un Etat qui maintient chacun isolé dans ses vallées, limitant les voies d’accès et les moyens de transport pour éviter les échanges et les découvertes.

En ces temps presqu’encore moyenâgeux mais pourtant pas si lointains, le pire que l’on puisse reprocher à un paysan est qu’il puisse consacrer le peu de son temps libre à la lecture, apprise à l’école, obligatoire jusqu’à quatorze ans. Un exercice périlleux pour les deux grands alliés historiques parce que susceptibles d’ouvrir l’esprit et de donner à réfléchir alors qu’émerge une puissante littérature allemande avec Goethe et Schiller par exemple.

Or, Franz Michael Felder n’a qu’une obsession en tête : lire. Dès qu’il parvient à économiser quelque modeste monnaie, il se précipite pour commander almanachs, journaux ou romans qu’un colporteur lui fera parvenir avec beaucoup de retard. Quand, en outre, un tel personnage est affublé d’un œil aveugle et d’un esprit non-conformiste et railleur, l’ostracisme n’est pas loin. Il faudra alors toute la capacité d’une intelligence hors norme et qui se forge par elle-même pour trouver son chemin, apprendre de ses erreurs et, peu à peu, devenir un personnage essentiel de son temps.

Lire l’autobiographie sélective (d’où le titre « Scènes de ma vie ») de Felder simplement comme telle serait une erreur. C’est avant tout la démonstration de l’émergence d’un formidable talent littéraire capable d’analyser froidement et clairement ce qui fait la vie quotidienne de la paysannerie du Voralberg de l’époque. C’est comprendre qu’écrire et lire furent pour Felder les moyens de survivre avant que d’apprendre à vivre. C’est assister à l’arrivée sur la scène du premier véritable écrivain issu de la plèbe et capable d’écrire avec intelligence, pertinence dans une langue à laquelle celle des grands maîtres de l’époque n’a rien à envier.

Felder aura décidé dans ce témoignage unique, poignant et objectif de sa vie et de son temps de limiter sa narration jusqu’à sa rencontre de celle qui allait devenir son épouse. Pourtant, comme nous l’apprend la très précieuse postface de Jean-Yves Masson, la vie de Felder connut un retentissement social et politique aussi bien que littéraire majeur dans les années qui suivirent. Cependant, l’honnêteté intellectuelle de Felder le conduisit à ne pas se montrer sous le jour public dont il devenait l’objet mais tel, au contraire, que son parcours semé d’embûches fut pour devenir un homme libre et éclairé.

Voici un formidable ouvrage, magnifiquement écrit et superbement traduit qu’on ne saurait que chaudement vous recommander.


Publié aux Editions Verdier – Der Doppelgänger – 2014 -311 pages

26.8.15

La femme à venir – Christian Bobin


Dans un style poétique et chantant, fait de très courtes phrases aux résonnances parfois un brin baudelairiennes, faisant fi d’une narration traditionnelle pour faire voguer le lecteur de scénettes en scénettes, souvent espacées de nombreuses années, Christian Bobin pose une façon bien à lui de concevoir un récit romanesque.

De la vie de cette jeune fille, Albe, nous n’allons connaître que quelques moments cruciaux, ceux qui construiront sa personnalité, feront d’elle, vingt-sept ans plus tard, une femme enfin devenue adulte, cette « femme à venir ».

Tout commence avec la naissance d’Albe qui nous est dépeinte à petits traits destinés à rendre l’atmosphère partiellement sereine et un peu secrète de cette grande maisonnée dans laquelle le bébé dort. C’est par périphrases que l’on comprend car Bobin dédaigne nous donner à voir directement ce qui se passe. Il préfère de loin laisser le soin à ses lecteurs de puiser dans leur imaginaire pour décoder une prose souvent elliptique et très emprunte de poésie.

Albe est la fille d’un agent d’assurances peintre en secret et d’une femme fantasque dont la vie consiste, entre deux fugues sporadiques, à lire les manuscrits que des apprentis littérateurs envoient à la maison d’Edition pour laquelle elle travaille.

Quand viendra la reconnaissance, le père abandonnera le métier qu’il hait pour se consacrer entièrement à la peinture et devenir bientôt un peintre célèbre. Puis surviendra la mort brutale de la mère, conclusion inéluctable d’un couple qui ne s’aime plus, solution définitive au mal être qui oppresse Albe devenue grande.

Comme un tableau paternel qui se construit peu à peu, nous allons suivre à grands traits la vie d’Albe. Sa passion amoureuse à dix-sept ans pour un professeur de français hors norme, ancien séminariste et prêtre défroqué, ancien vagabond, éternel marginal qui ne se dérobe pas à une relation puissamment charnelle avec son élève d’autant qu’elle paraît encouragée par le père qui semble ainsi retrouver dans sa fille les traits de la mère qu’il a aimées.

Puis, lorsque la passion s’épuisera du fait d’un grave accident de santé de l’amant, Albe se réfugiera dans les études, le splendide isolement dans lequel s’enferme volontairement Albe, femme superbe et courtisée mis qui ne se livre pas, mythe inaccessible et incompréhensible. Car Albe est avant tout une solitaire, une fille qui vécut à côté d’un père mystérieux et inaccessible, coupée de toute relation extérieure.

Il faudra le hasard de nouvelles rencontres, le surgissement d’une amitié désintéressée puis d’une nouvelle passion aussitôt conclue par un nouvel abandon pour donner la clé, symbolique et physique, d’une existence de ce petit enfant qui fut « La femme à venir ».

Il faut accepter le parti-pris littéraire de Bobin et se laisser bercer par sa petite musique pour apprécier une sorte d’ovni littéraire.


Publié aux Editions Gallimard – 1990 – repris en Folio – 141 pages

23.8.15

Point de rencontre à l’infini – Klaus Mann


Après la lecture de la très intéressante préface rédigée par pierre Assouline, on constate une fois encore combien il peut être difficile de se faire un prénom. Car, bien sûr, Klaus est le fils de Thomas, le géant de la littérature allemande et il souffrira toute sa vie de cet ombrage. Klaus tenta l’excentricité, la marginalisation et prit des positions extrêmes pour essayer d’exister. Avec l’établissement de la dictature hitlérienne, il émigra aux USA en 1933 après avoir été chassé de l’Allemagne aryenne, abandonna à jamais la langue allemande après avoir été déchu de sa nationalité et rédigea ses derniers écrits en Anglais. Toute sa vie, il fut chaviré par son homosexualité et la tentation permanente du suicide  auquel il finit par se livrer à Cannes en 1949, souffrant d’être incompris et non reconnu pour son œuvre.

« Point de rencontre à l’infini » est le deuxième ouvrage publié sous son nom en France. Ce roman synthétise l’ensemble des tourments qui agitaient son auteur. Dans cette société de la haute bourgeoisie berlinoise de l’entre-deux guerres qui se relève tout juste d’une hyper-inflation qui faillit l’abattre, il faut trouver un sens à une vie qui a vu le lustre et le patriotisme teutons mis à mal.

En se noyant dans les fêtes, les adultères, les liaisons plus ou moins dangereuses, en consommant de la morphine plus que de raison, en brûlant sa vie sur les planches comme actrice, danseuse ou metteur en scène, en rédigeant de façon bouillonnante et brouillonne quantité d’essais, de romans ou de pièces musicales qui ne trouvent personne pour les éditer, la cohorte de personnages que nous observons tente de rendre compte de la déliquescence d’une nation qui ne sait plus très bien où elle en est.

Ballottés entre la montée vaguement inquiétante du nazisme auquel certains commencent à se rallier pour servir leurs carrières personnelles et le communisme qui semble, déjà, sans issue, épuisés par une économie mise à genoux, les personnages qui s’agitent fébrilement sous nos yeux sont le reflet d’un peuple qui noie son désarroi dans l’excès de tout et l’absence de perspective claire tant comme collectivité d’individus que comme entités individuelles en soi.

Alors, les histoires d’amour se font et se défont au gré des alliances et des combinaisons, de la nécessité de trouver un homme capable de vous financer si l’on est une belle femme avant que de l’abandonner sans regret pour un autre pour lequel on éprouve un sentiment plus sincère. Les plus faibles ne survivront déjà plus à ce maelström, épuisés par les excès et le dépit en tous genres, emportés par des suicides plus ou moins délibérés. Même lorsqu’ils sont ensemble, ces êtres semblent ne rien sincèrement partager et finiront peut-être, dans une autre vie, par se rencontrer à l’infini.

Le problème toutefois avec ce roman est double. Il est à la fois ancré dans son temps, ce qui en fait une intéressante chronique d’une autre facette de la société allemande au bord de plonger dans la folie nazie mais ce qui rend aussi le récit très daté, un compte-rendu devenu, quatre-vingts ans plus tard, anachronique. De plus, l’écriture y est souvent un peu pompeuse, ampoulée, manquant de naturel et de puissance. A un point tel qu’on risque, ce fut mon cas, d’éprouver un certain ennui relativement pardonné par les cinquante dernières pages assez sublimes.

A découvrir pour la curiosité mais pas indispensable.


Publié aux Editions Phébus – 2010 – 297 pages

18.8.15

Semper Augustus – Olivier Bleys


En nous projetant au cœur de Haarlem, aux Pays-Bas qu’on appelait alors les Flandres, vers 1630, Olivier Bleys décide de nous conter une histoire d’une étonnante modernité. Car derrière une écriture tout en finesse, travaillée avec un soin du détail, des effets, du moiré dignes des peintres hollandais de l’époque se cachent des propos qui secouent notre monde moderne comme ils agitaient déjà ceux d’un monde tout juste sorti de la Renaissance et pas encore entré dans la modernité. Une époque en pleine transition, faite d’inquiétude et d’insécurité, mais, comme toute période transitoire, offrant de multiples opportunités aux audacieux.

Comprenant qu’une chance peut s’offrir à lui, le pater familias Cornelius Van Deruick décide de laisser ses quatre enfants, deux garçons et deux filles, à la charge de l’aîné pour partir tenter sa chance dans ces nouvelles colonies brésiliennes où le Royaume est en train d’établir divers comptoirs de commerce. Déjà, donc, les prémices d’une mondialisation, la volonté d’aller chercher toujours plus loin de nouvelles opportunités commerciales. Ici, c’est la canne à sucre qui attire les entreprenants. Une canne qui pousse avidement et dont les populations indigènes fournissent la main-d’œuvre corvéable à merci et à coût presque nul.

Pour superviser (on dirait de nos jours coacher) l’aîné à qui la morve coule encore du nez, Cornelis prend soin d’adresser une lettre de recommandation au recteur de l’Université de la ville à qui il a autrefois sauvé la vie lors d’une campagne militaire.

Derrière un recteur très peu préoccupé d’enseignement et de religion se cache en réalité un trafiquant cupide doublé d’un homosexuel répugnant qui n’hésite pas à obtenir les faveurs de jeunes gens contre de menus services ou quelques espèces sonnantes et trébuchantes.

Mais le recteur est aussi l’un des plus gros trafiqueurs (on dirait grossistes de nos jours) de bulbes de tulipes en un lieu et un temps où un vent de folie semble s’être emparé de tous. De plus en plus de petites gens, d’honnêtes commerçants bazardent tout pour investir aveuglément dans un commerce dont ils ignorent l’essentiel. Seule compte une inextinguible spéculation qui fait monter les prix de ces promesses de fleurs à des niveaux de plus en plus stratosphériques.

C’est à cette double passion, l’homosexualité et la spéculation, que le recteur va initier le jeune Van Deruick. Un jeu qui englobe des vues sur la sœur à marier du jeunot et les biens d’une famille désargentée.

De fait, O. Bleys a l’intelligence de glisser derrière cette saga un entrelacs d’histoires de cœur qui nous donne à voir et à comprendre que la condition des femmes, leur liberté et leur libre arbitre étaient déjà un débat dans un pays où l’art, l’industrie, le commerce, la religion et la philosophie créaient une émulation intellectuelle de chaque instant.

Tout juste pourra-t-on s’interroger sur le dénouement d’un roman assez palpitant et mené à bon train. Intrigues et manipulations en tous genres ne cessent de faire des victimes. Aussi, la conclusion élaborée paraît-elle bien peu probable au vu de la cruauté et de la rapacité de ceux qui ont montré être prêts à tout pour parvenir à leurs fins… Cela mis à part, voici un roman intelligent, diablement documenté et sacrément mené.


Publié aux Editions Gallimard – 2007 – 337 pages

16.8.15

Le bonheur illicite des autres – Manu Joseph


Peut-on expliquer l’incompréhensible ? Existe-t-il une vérité ou autant de vérités que de témoins directs ou indirects ? Telles sont les deux questions centrales qui sous-tendent le deuxième roman de l’écrivain et journaliste indien Manu Joseph.

Unni est un adolescent de dix-sept ans qui semble promis au bonheur. Intelligent, charmeur, il réalise des BD’s étonnantes et puissantes qui font l’admiration de ses camarades comme de ses professeurs. « Vous n’échapperez pas au bonheur » est une formule qu’il utilise fréquemment. Et pourtant, un soir, sans crier gare, il saute depuis la terrasse de son immeuble et se tue. Aucun mot, aucun message pour expliquer son geste fou.

Depuis trois ans, Ousep, son père, mène une enquête pour tenter de comprendre l’inexplicable. Une enquête un temps abandonnée et qu’il relance de façon effrénée depuis qu’il a pris connaissance d’un nouvel élément. Mais une enquête qui se heurte à un mur, qui tourne en rond. Moins Ousep avance, plus il s’enfonce dans l’alcoolisme, délaissant son emploi de rédacteur en chef d’un petit journal. Une autre forme d’auto-destruction, de refuge pour la souffrance de la perte d’un fils aîné, d’une vie ratée, d’un mariage qui prend l’eau de toutes parts.

Pendant qu’Ousep enquête en vain, son épouse Mariamma tente vaguement de tenir un foyer où l’argent manque cruellement. Il lui faut mendier sans cesse auprès des voisins, obtenir l’aide du prêtre de la paroisse pour que de nouveaux crédits lui soient accordés. Survivre à un mari qui rentre ivre-mort et se livre immanquablement à un rituel de suicide simulé chaque soir. Mais, surtout, Mariamma reste murée dans un monde intérieur. Un monde où elle parle à ses murs, où elle s’absente fréquemment de conversations en cours. Un monde où la folie gagne d’autant que la mort d’Unni reste inexpliquée.

Entre ces deux parents terrifiants, Thoma, le fils cadet survivant de douze ans, tente de survivre. Son obsession est de connaître une vie normale où l’on cessera de le traiter comme un idiot que sa distraction lui vaut d’être perçu comme tel et où ses parents cesseront de se comporter comme des fous.

Sur cette trame qui pourrait être pesante, Manu Joseph bâtit un roman original et où l’humour et la puissance de formules imagées et étonnantes jouent un rôle essentiel. Pourtant, le roman peine à démarrer et il faudra une certaine patience de la part des lecteurs pour venir à bout du premier tiers du roman qui semble tourner en rond. Et puis, peu à peu, des zones d’ombre s’éclaircissent grâce à la rencontre de personnages aussi hauts en couleurs que bizarres. On y apprendra beaucoup sur ce qui fait la vraie souffrance d’Ousep et de Mariamma, sur les secrets qui, mal cadenassés, viennent perturber la psyché. La dernière partie du roman dérive peu à peu vers une sorte de conte philosophique dans lequel la vérité semble être révélée au seul lecteur tandis que parents et frère restent avec leurs propres interprétations d’un geste fatal.

Manu Joseph possède un talent certain pour décrire la vie de la petite-bourgeoisie de Chennai (anciennement Madras), les commérages incessants entre voisines dont l’oisiveté forcée (l’épouse reste au foyer pendant que Monsieur travaille) doit trouver de constants dérivatifs. Dans la chaleur étouffante de cette ville tentaculaire, des millions de destins se jouent, la normalité côtoie l’étrange, le réel sordide les rêves inexprimés et le désir lourd des hommes pour les femmes constitue une menace qui souvent s’exprime par des gestes grossiers.

Au total, un roman – non indispensable - qui permet de se familiariser avec une littérature indienne en plein renouveau.

Publié aux Editions Philippe Rey – 2014 – 333 pages