6.8.15

Trente filles – Susan Minot


Après avoir amassé quantité de témoignages et d’informations, lu des rapports officiels, visionné des documents, Susan Minot s’est décidée à entreprendre le récit du martyr des enfants kidnappés par la tristement célèbre et redoutée Lord’s Revolutionary Army (LRA) placée sous les ordres d’un psychopathe, Joseph Kony.

Invoquant alternativement Jésus ou Mahomet, Kony, protégé par une armée de sbires, a mené quantité d’actions terroristes dans et autour de l’Ouganda, poursuivant un seul but, sous des couverts de vagues prétextes politiques : agrandir sa famille en capturant environ trente mille enfants et causant la perte de près de cent mille personnes. Une fois capturés, les enfants servaient aux objectifs du tyran : les garçons devenaient soldats, les filles esclaves sexuelles.

Parmi les atrocités commises par la LRA, il en est une qui a frappé l’opinion publique : l’enlèvement la nuit du 10 octobre 1996 de centre-trente-neuf jeunes filles dans une école religieuse située à Aboke dans le Nord de l’Ouganda. N’écoutant que son courage, la Mère directrice de l’établissement, Sœur Giulia, se mit immédiatement en chasse des kidnappeurs et parvint à les rejoindre. Une négociation avec le chef de la bande, après consultation de Kony, aboutit à la restitution de cent-neuf enfants. Mais, trente filles, les plus belles et les plus vigoureuses furent conservées par les terroristes. Un choix cornélien pour Sœur Giulia, une épreuve face aux familles dont les enfants ne leur furent par restitués.

Commençant son formidable roman par le récit de cet événement, usant d’une plume qui arrache des larmes au lecteur impuissant, Susan Minot choisit d’entremêler plusieurs histoires pour mieux nous faire toucher du doigt l’horreur de ce qui s’est passé et de ce qui continue de constituer un quasi-quotidien dans bien des régions du monde.

D’un côté, nous allons suivre la descente aux enfers de ces trente filles à travers les yeux de l’une d’entre elles, Esther. Rien ne nous sera épargné sur leur condition, ni la violence physique, ni les viols à répétition, ni les privations, ni les conditions de transport lorsque la troupe déplace ses campements. Un brusque passage de l’enfance à la vie adulte mais ramenée à celle d’esclaves dont l’existence compte au fond peu tant il est simple de les remplacer par d’autres victimes. Seules survivront les plus fortes et les plus chanceuses comme celles qui ne seront pas emportées par le sida, la malnutrition ou les tortures pour avoir tenté de s’enfuir.

De l’autre, Susan Minot nous fait voyager au côté d’une journaliste américaine qui, à la suite de divers déboires sentimentaux et professionnels, s’est donnée comme défi de venir enquêter sur ces filles enlevées. Quittant New-York, elle découvre pour la première fois l’Afrique au côté d’un jeune guide qui deviendra bientôt son amant et de quelques autres occidentaux tous en proie à une forme ou une autre de mal de vivre. Leur voyage commence comme une fête continue entre consommation d’alcool effrénée, ripailles diverses et coucheries continues. Mais, plus le groupe s’enfonce en Afrique, plus l’enquête avance, plus la réalité les rattrape.  Tous finiront par y perdre leur insouciance, leur apparente carapace protectrice comme un inutile blindage face à la souffrance du monde jusqu’à un drame inattendu, symbole du fait qu’en Afrique la violence est omniprésente, que tout, le meilleur comme le pire, peut arriver, n’importe où, à n’importe qui et à n’importe quel moment.

Susan Minot signe ici un très grand roman, bouleversant, magnifiquement écrit. Un roman qui nous plonge au cœur des détresses humaines, quelles qu’elles soient. Un roman d’espoir aussi et malgré tout car il reste possible d’échapper à l’horreur et de se reconstruire, petit à petit, à force de patience, de soins et d’amour comme plusieurs des protagonistes de ce roman polyphonique en feront l’expérience.


Publié aux Editions Mercure de France – 2015 – 401 pages