27.10.15

La Septième fonction du langage – Laurent Binet




Il fallait un talent à l’égal du culot pour oser, et réussir ô combien, un roman délirant et déluré dont l’invité principal est la sémiologie. Qu’est-ce-là, dirons ceux qui étaient trop jeunes ou pas encore nés dans les années 70-80 au moment de l’apogée de cette discipline qui allait révolutionner la façon de penser et influencer profondément l’approche philosophique contemporaine ? Petit rappel donc : la sémiologie est la discipline qui consiste à observer toute forme de signes et de les décoder afin de comprendre le sens dont ils sont porteurs (pour faire au plus simple…). Une discipline inventée à la fin du XIXème siècle mais qui trouva ses maîtres avec Jakobson, Chomsky et, le plus connu du grand public, Roland Barthes et son fameux (entre autres) « Mythologies », sorte de précipité sémiologique brillantissime.

Barthes mourut en 1980 après avoir été renversé par une camionnette à Paris. Un tragique fait divers dont l’ingénieux et irrévérencieux Laurent Binet va s’emparer comme point de départ d’un roman haletant et érudit. Car, partant de ce fait divers historique, Binet lui applique un traitement sémiologique volontairement erroné mais constituant le socle d’un roman vrai, la preuve nous pouvons le lire, dont le propos est de nous montrer que derrière les apparences se cache une multitude de sens possibles, que réalité et vérité sont deux concepts profondément distincts et, surtout, que le Verbe est Pouvoir.

Car, Barthes n’est ici du coup pas mort de façon accidentelle mais assassiné afin de mettre la main sur un document capable de changer le monde, la Septième Fonction du Langage, clin d’œil aux Six Fonctions dûment documentées (et assez obscures pour le néophyte, la sémiologie  s’étant fait une spécialité de s’entourer d’un vocabulaire propre à endormir le plus irréductible des insomniaques). Celui qui maîtrisera cette Septième Fonction détiendra un pouvoir absolu. Qui peut donc se cacher derrière cet assassinat ? Et de quel pouvoir absolu est-il question ?

Le coup de génie de Laurent Binet est d’opposer un couple improbable composé d’un flic des RG beauf au possible et d’un jeune professeur d’université spécialiste de la sémiologie appliquée au cinéma qui va se prendre pour James Bond dont il commente, en sémiologue, les films à la Fac, à tout ce que la France de l’époque compte d’intellectuels et de politiques au pouvoir ou à la conquête du pouvoir, les élections présidentielles qui verront la victoire de Mitterrand sur Giscard se profilant à l’horizon.

Dans le monde de Binet, tout devient prétexte à laisser courir l’imaginaire autour d’une trame des plus serrées. Un monde où l’auteur en profite pour se foutre allégrement de la figure de bien des membres de l’intelligentsia parisienne nous dressant des tableaux croustillants dignes de l’Evêque de Meaux et de ses caricatures.

Dans son monde, tout tourne aussi autour du sexe, sous toutes ses formes, avec des scènes d’anthologie écrites comme un sémiologue aurait pu le faire ce qui produit un résultat à mourir de rire, mais aussi de la culture, voire plutôt de l’érudition. Posséder une connaissance encyclopédique à même de vous sortir de situations improbables devient un enjeu majeur car connaître c’est le début de comprendre, comprendre la première marche pour maîtriser, maîtriser la voie pour dominer. Et qui domine peut espérer s’approcher de cette Septième Fonction qui donne lieu à des joutes physiques ou verbales dont la démonstration force l’admiration.

Laurent Binet s’amuse comme un petit fou en nous commettant un roman dont le modèle est clairement le fameux « Au nom de la Rose » et le personnage central, Umberto Eco, célébrissime sémiologue lui aussi !

Le seul risque pris par l’auteur est de perdre en route des lecteurs qui se laisseraient égarer par l’usage forcené (donc forcé pour mieux tourner en ridicule) d’une taxonomie du petit sémiologue propre à vous faire relire cinq fois une phrase pour constater que vous n’avez toujours rien compris. Ce n’est pas grave et c’est même normal ! Persistez car ce bouquin est un morceau de bravoure et confirme l’immense talent d’un écrivain qui s’était déjà fait remarquer avec HHhH, prenant comme principe déjà de partir du réel pour construire un roman. Eblouissant et jouissif !

Publié aux Editions Grasset – 2015 – 496 pages