19.12.15

Délivrances – Toni Morrison


Auréolée de son Prix Nobel en 1993 et désormais âgée de quatre-vingt-quatre ans, la grande romancière afro-américaine Toni Morrison aurait pu décider de se retirer de la scène. Il n’en est rien, bien au contraire. Elle reste résolument décidée à écrire jusqu’au bout pour dénoncer ce qui a fait son combat de toujours : le racisme sous-jacent et culturel américain, la pauvreté, l’enfance malheureuse, la difficulté d’aimer et d’être aimé… Une chose a changé cependant ; son écriture s’est faite plus dense, ses livres plus courts car elle se sent saisie d’une urgence, celle d’un temps de plus en plus limité pour achever son œuvre.

Pour tout lecteur qui ne connaîtrait pas Toni Morrison, commencer par « Délivrances » ne serait pas un mauvais choix tant ce court roman est un condensé encore magnifié du style et de l’inspiration de l’écrivain.

L’un des grands postulats de la psychanalyse est de considérer que beaucoup, voire presque tout, se joue dans les quatre ou cinq premières années de notre existence. Pour Lulu Ann dont Sweetness vient d’accoucher, tout se décidera dès sa venue au monde. Alors que ses parents sont des mulâtres blonds passant presque pour des blancs, leur fille leur fait l’horrible surprise de naître « noire comme le Soudan ».  Au point que le père du bébé, convaincu de l’adultère de sa femme car comment aurait-il pu engendrer un tel être ?, ne tarde pas à abandonner sa famille. Oui, le racisme existe même voire surtout au sein d’une même communauté nous rappelle T. Morrison.

Dès lors, Lulu Ann devra subir le désamour d’une mère qui lui en veut ainsi que les moqueries incessantes de ses camarades d’école. Jusqu’au jour où, pointant du doigt son institutrice blanche en plein tribunal, elle fera condamner celle-ci pour attouchements. Un simple geste qui lui permet de gagner au prix fort le début d’amour d’une mère qui lui prendra la main pour la première fois de sa courte existence. Une première délivrance pour une jeune vie faite jusqu’ici de frustrations, d’exclusion et de ségrégation. Une délivrance qui lui vaut d’être reconnue et d’exister… Mais un geste qui aura un prix lourd à payer comme on le comprendra lorsque l’auteur nous projette quinze années plus tard.

Lulu Ann est désormais une jeune femme accomplie, sûre de son charme. A la tête d’une petite entreprise de produits de beauté qui rencontrent un franc succès, elle s’habille entièrement de blanc, couleur à la fois symbolique et lui permettant de mettre en avant sa silhouette divine en créant un contraste saisissant. Elle est amoureuse d’un homme, Booker, dont elle ne sait presque rien mais peu importe car elle l’a dans la peau comme jamais.

Mais, ces victoires conquises à force de volonté et de travail vont voler en éclats à la suite de la rencontre, moment clé et très fort du roman, entre Lulu Ann et son ancienne institutrice qui vient d’être libérée de prison. Une rencontre en forme de nouvelle délivrance pour celle qui fut condamnée en échange d’un enfermement psychique pour la belle jeune femme en noir et blanc. Car Lulu Ann va perdre tous ses repères réalisant l’énormité de ce qu’elle aura fait des années plus tôt.

D’adulte accomplie et séductrice, elle va peu à peu retomber dans une forme d’enfance au point de percevoir son corps comme celui d’une toute jeune fille perdant ses attributs féminins. Il faudra de nouvelles rencontres, de la générosité, des efforts de volonté incommensurables, partir à l’autre bout des Etats-Unis pour trouver une nouvelle et longue délivrance et s’assumer désormais telle qu’elle est et non telle qu’elle avait construit une image déformée d’elle-même.

Aimer et être aimé est bien le sel de nos vies. C’est celui qui guide Toni Morrison qui nous fait aimer, indiscutablement, son écriture pour ce qu’elle est et ce qu’elle dit.


Publié aux Editions Christian Bourgeois – 2015 – 197 pages