11.9.16

Vers l’abîme – Erich Kästner


Né en 1899, mort en 1974, Erich Kästner fut un écrivain prolixe qui laissa des milliers d’articles et de nombreux romans témoignant des transformations et des tensions que traversa son pays, l’Allemagne, ébranlée par deux guerres qui la laissèrent à jamais différente.

Il connut le succès dès 1929 avec un roman pour enfants « Emile et les détectives » avant d’être mis au ban des écrivains puis interdit de toute publication par le régime nazi qui dès 1933, encouragea le peuple à alimenter les autodafés hystériques et collectifs avec les ouvrages d’un homme de lettres refusant de reconnaître la suprématie du nouveau pouvoir fasciste avant de devenir l’un de ces émigrés de l’intérieur, résistant de façon passive à la folie noire.

« Vers l’abîme » parut une première fois dans une version censurée, expurgeant toute scène considérée comme obscène, en 1931. Ce n’est qu’en 2013 que le roman reparut dans sa version originale et intégrale en Allemand avant de faire l’objet de la traduction française proposée ici.

« Vers l’abîme » nous offre un regard sans concession, parfois directement explicite, souvent implicite parce que comportant de multiples sens possibles sur une société qui court, de façon inconsciente mais certaine, à sa perte. Cette société c’est l’Allemagne défaite à l’issue de la Première Guerre Mondiale, écrasée par les dettes de guerre et les réparations infligées par les Alliés, qui faillit naufrager en traversant des années d’hyper-inflation.

Dans la capitale berlinoise, c’est l’absurdité et le cynisme qui semblent conduire le monde qu’observent Fabian, un Docteur ès Lettres tentant de survivre comme publicitaire mal payé, et son comparse Latube. Tous deux ont survécu aux combats de 14-18 d’où Fabian est revenu malade du cœur. Tous deux y ont cultivé un goût de l’absurde élevé à l’état d’art car le monde dont ils ont réchappé est aussi absurde que celui dans lequel ils tentent, plus ou moins vainement, de trouver leur place.

Il semble que le mot d’ordre de chaque Berlinois soit de s’étourdir en s’adonnant à des histoires sexuelles souvent tordues, à une obscénité permanente qui traduisent le dérèglement moral d’une société qui s’apprête à donner les clés de son destin à la Peste Noire politique. Rarement l’amour véritable trouve ici sa place ; et quand cela arrive, c’est pour tourner mal, se transformer en drame qui préfigure à l’échelle individuelle le drame collectif, cette marche enclenchée, impossible à arrêter, vers l’abîme.

Toute la force de ce livre édifiant tient dans la capacité de son auteur à manier absurdité et cynisme comme autant de démonstrateurs d’une époque qui se délite à jamais, oubliant sa culture, son histoire pour devenir un monstre d’obscénité sous toutes ses formes. Les êtres qui y apparaissent sont pathétiques car chavirés par un environnement qui semble les entraîner dans un tourbillon fatal tout juste maquillé derrière des allures de fêtes tristes et nauséeuses.

Cet ouvrage conserve toute son actualité, toute sa force de signal d’alarme dans notre société contemporaine qui semble n’avoir pas retenu totalement les leçons de l’Histoire et se préparer à force d’égoïsme, de courte-vue, d’interventions déstabilisatrices conduisant à une multiplication d’actes terroristes visant à déclencher une guerre de religion générale à replonger dans un chaos sans doute alors encore plus destructeur de celui qu’il visa alors à préfigurer.


Publié aux Editions Anne Carrière – 2016 – 273 pages