18.2.17

Un homme obscur suivi de Une belle matinée – Marguerite Yourcenar


Je croyais avoir tout lu de Marguerite Yourcenar, écrivain vénérée de mon adolescence, magicienne du style et de la belle langue. J’avais lu et relu ave gourmandise et fascination (ce qui ne m’arrive jamais par ailleurs) l’œuvre au noir, les mémoires d’Hadrien entre autres. Et voilà que je tombe par hasard sur ce livre.

« Un homme obscur suivi de Une belle matinée » est en fait une œuvre de jeunesse, écrite une première fois en 1935, à vingt ans. M. Yourcenar, insatisfaite du résultat ne l’avait jamais publiée. Pendant près de cinquante ans, ce livre fit son chemin comme elle l’explique très bien dans sa passionnante postface. Puis, le personnage principal de Nathanaël prit de plus en plus de corps, se nourrissant du mystérieux et fascinant Zénon de son « Œuvre au noir » ainsi que de la maturité propre de l’auteur. Celle-ci garda l’essentiel de la trame romanesque initiale qu’elle compléta d’une suite, écrite à une dizaine d’années de distance (« Une belle matinée »), simplifia, densifia au plan psychologique puisant aux sources de son histoire personnelle avant que de réécrire totalement son roman.

Plonger dans Yourcenar c’est accepter de se laisser glisser dans le temps, se laisser bercer par la beauté des mots, sans résister. C’est un parcours hypnotique qu’on adore ou déteste. Vous l’aurez compris, pour ma part, j’adore !

Dans ce récit à part, M. Yourcenar nous entraine dans l’Europe de la Renaissance, celle du XVIIème siècle, celle des petits et des pauvres, des peu lettrés aussi. Il n’y a pas de message implicite comme l’explique l’auteur. Elle nous donne à voir un homme jeune, d’une fraicheur d’esprit incroyable, un brin naïf, qui va parcourir le monde malgré lui.

Né en Hollande d’un père charpentier de marine, boiteux, il échappera à la tradition familiale, recevra une petite éducation faite de latin avant que de partir pour l’Angleterre. Croyant, là-bas, avoir tué un notable qui venait de tenter de violer sa fiancée sous ses yeux, il embarque pour le premier navire en partance qui le mènera en Jamaïque puis, de là,  sur une île de la Province Québecoise où il échouera. Il y épousera la seule fille disponible, deviendra un pauvre agriculteur avant que de s’enfuir, ne supportant pas la misère du lieu après la mort brutale de sa jeune épouse pour revenir en Angleterre où il épousera une bohémienne juive voleuse et infidèle, prostituée de luxe qui le bernera avant que de finir pendue. Il sera alors temps de repartir en Hollande.

Là-bas, il deviendra ouvrier typographe et correcteur de traité religieux et philosophique avant que sa santé fragile ne le force à devenir valet de l’ex bourgmestre et de finir seul, isolé du monde sur une île de la mer de Frise où il mourra seul, jeune et sans étonnement.

Tout au long de ce parcours, Nathanaël lira avec méfiance, aiguisant son intelligence mais ne l’utilisant pas, restant en dehors de toute religion dont il perçoit l’incongruité et les contradictions, insensible à la musique, à la poésie mais ouvert aux plaisirs des sens et aux expériences. Un homme curieux mais qui ne maîtrise pas son destin, jouet des autres et d’une santé fragile.

Dans la deuxième partie, c’est le fils de Nathanël que nous allons suivre, celui qu’il eut de son épouse anglaise et qu’il ne connut jamais. Un jeune homme curieux, très intelligent, parlant l’Anglais dans cette Hollande ouverte au commerce et aux arts et qui va se trouver devenir ce qu’il a toujours secrètement rêvé d’être, un acteur shaeskperien par la rencontre soudaine et magique d’une troupe en tournée européenne. Un court récit qui laisse la porte ouverte à toutes les interprétations comme si le fils allait enfin exploiter le formidable potentiel du père, mort trop jeune et ayant trop souffert pour avoir su se hisser vers le haut.

Ce livre n’est certes pas au niveau des chefs-d’œuvre de Yourcenar mais n’en reste pas moins passionnant.


Publié en 1982 – Folio - 228 pages