24.5.17

Si rude soit le début – Javier Marias


A l’image de ses romans et des personnages qui y tournent comme des insectes enfermés dans un bocal, une sorte de micro-monde contre les parois transparentes duquel ils ont plus ou moins conscience de buter, Javier Marias aime donner à ses productions littéraires des titres énigmatiques, interpelant.

Le titre de son dernier livre est tiré d’une citation de Shakespeare : « Si rude soit le début, le pire reste derrière nous ». Une phrase troublante vis-à-vis de laquelle notre réaction immédiate serait probablement d’exprimer surprise et désaccord car qui sait si le pire ne serait pas à venir ?

Alors, au fil de presque six-cents pages denses comme Marias aime à les compiler, malaxant les pensées, les doutes, les malaises de ses personnages avec un soin maniaque, ne leur laissant pas la moindre échappatoire, l’auteur va s’employer à nous faire prendre conscience que, pour survivre, pour aller de l’avant, pour vaincre l’angoisse de l’inconnu, l’Homme n’a d’autre choix que de considérer que « le pire reste derrière nous ».

1980 : voici cinq ans seulement que le Général Franco est mort. Madrid bouillonne d’un désir de vivre, de repartir de l’avant après des décennies d’obscurantisme, de terreurs et de règlements de comptes odieux. Les lois d’amnistie ont été décrétées, seul expédient possible pour effacer toutes les ardoises et réapprendre à vivre pacifiquement ensemble. Toutefois, dans cette Espagne encore très catholique, le divorce reste interdit. La loi ne sera votée qu’un an plus tard, au grand soulagement d’innombrables couples.

C’est dans cette capitale et ce pays en pleine transformation, vibrant d’un désir d’avancer, que le jeune Juan de Vere, tout juste vingt-trois ans, doit trouver sa place. Grâce à ses parents, le voici embauché comme secrétaire d’un scénariste et réalisateur célèbre, Eduardo Muriel. Un homme borgne dont l’œil mort est en permanence recouvert d’une coque en plastique ; un homme qui semble devoir et vouloir voir le monde, réel ou celui qu’il imagine dans ses films, avec un champ de vision restreint, occultant ce qu’il ne veut plus voir.

Du fait de l’exigence de Muriel, Juan va de fil en aiguille devoir résider dans l’appartement familial de son patron et observer malgré lui la façon odieuse, méprisante, salissante dont Muriel traite son épouse, Beatriz. D’assistant, de Vere devient également peu à peu le confident de son patron, puis l’observateur et l’accompagnateur d’un ami médecin du couple que Muriel l’a chargé de tracer en permanence avant de lui rapporter en détail son comportement avec les femmes.

Subrepticement, entraîné malgré lui dans un climat malsain et intrigué par les fantasmes qui semblent habiter les aînés qu’il côtoie, Juan devient un enquêteur qui tente, le jour, de comprendre ce qui a pu pousser les deux époux à vivre comme il peut le voir quotidiennement, la nuit venue de déceler en quoi le médecin qu’il a en charge d’accompagner est le salaud que tout le monde lui décrit.

Plus les découvertes se succèdent, plus le poids du franquisme remonte, plus l’impossibilité à pardonner ce que l’on garde au plus profond de soi se fait jour. Car comment pardonner ce que l’on garde secret quand ce secret est bien le pire resté derrière nous, celui qui empêche de se réaliser, qui continue de pourrir l’existence et celle de ceux qui nous entourent ?

Javier Marias nous entraîne au cœur de ces enquêtes qui sonnent comme autant de drames personnels, familiaux, politiques et sociétaux dans une Espagne encore empuantie par des relents du franquisme.

Un roman magistral, complexe, profond.


Publié aux Editions Gallimard – 2017 – 576 pages