28.8.17

Quand monte le flot sombre – Margaret Drabble


Ce flot sombre qui monte et auquel nous sommes tous, inexorablement, promis n’est autre que la mort, cette ultime promesse pour mettre fin à toute vie, petite ou grande, longue ou courte, célèbre ou anonyme. C’est aussi, métaphoriquement parlant comme un écho au thème central du livre, la montée des eaux boueuses qu’induit un hiver inhabituellement et outrageusement pluvieux submergeant de façon menaçante des parties entières d’un Royaume-Uni que sillonne de long en large Fran Stubbs. Une pluie contre laquelle on ne peut rien si ce n’est se résoudre avec une sorte de crainte plus ou moins exprimée face au caractère inexorable de ce sur quoi nous n’avons aucune prise. Une pluie contre laquelle la fille de Fran tente de se protéger, isolée dans sa vieille et petite bâtisse en bord de canal au Pays de Galles. C’est aussi la montée redoutée de la mer depuis qu’une série de violents tremblements de terre font craindre le surgissement d’un nouveau volcan au large des Iles Canaries. C’est là-bas que se trouve d’ailleurs le fils de Fran, présentateur télévisé spécialisé en émissions dédiées à l’art et actuellement au chômage.

Fran est une petite septuagénaire dont l’énergie est toute entière consacrée aux autres. Quand elle ne se soucie pas de ses enfants, elle court auprès de son ex-mari, ex-chirurgien célèbre. Cloué chez lui, malade et en fin de vie, elle le fournit en plats cuisinés autant pour se disculper d’une faute imaginaire que pour se donner une raison de vivre et d’être appréciée. Mais, surtout, ce qu’aime par-dessus tout Fran c’est parcourir en tous sens le Royaume-Uni au volant de sa petite Peugeot. Travaillant pour une Fondation, percevant ainsi un complément de revenu aussi indispensable que bienvenu, elle visite les maisons de retraite qui fleurissent depuis que la population vieillit en devenant dépendante. Son objectif : le bien-être des seniors.

Elle aurait pu choisir, comme beaucoup d’autres, de se poser et d’ailleurs la tentation de le faire dans une de ces maisons modernes et pratiques surgit parfois dans son esprit. Tentation qu’elle ne cesse de rejeter sous mille motifs préférant les désagréments de son appartement solitaire dans un quartier peu amène de Londres au charme d’une villégiature pour vieillards cacochymes.

Autour de Fran gravitent de nombreux autres seniors auxquels elle est toujours directement ou indirectement liée. Certains ont fait le choix d’une de ces maisons de retraite qu’elle visite, d’autres celui de l’indépendance jusqu’à ce que cela devienne impossible. Beaucoup, presque tous d’ailleurs, sont issus de la classe supérieure de la société britannique : ex-professeurs d’université, ex-chercheurs, ils sont passionnés d’art en tous genres, cultivés. Parfois, ils restent brillants même si le déclin se manifeste, inexorablement.

Au sein de cet univers, Margaret Drabble nous emmène dans un lent récit brillant sur les mystères, les contradictions, les joies mais surtout les douleurs que nous réserve la vieillesse. Truffé de citations de la littérature anglaise (Shakespeare, Yeats beaucoup) ou internationale (Simone de Beauvoir, Le livre des Tibétains etc…), ce voyage entre les générations et les îles pluvieuses de la perfide Albion ou ensoleillées des Canaries est avant tout une invitation à réfléchir au sens de la vie, à la place accordée à la mort, à la façon dont nous nous y préparons. A ce titre, la préoccupation de trouver la bonne épitaphe, le bon mot pour conclure son existence devient un trait commun pour résumer au mieux des existences qui, peu à peu, s’éteignent. Comme un leitmotiv mi-sérieux mi-comique visant à nous faire prendre conscience du caractère temporaire de notre présence sur terre. En sillonnant les villes et les campagnes anglaises, Fran se fait aussi l’observatrice et le vecteur d’une analyse sociologique d’un pays en pleine transformation, où le coût de la vie devient prohibitif et celui pour avoir le droit de mourir dignement tout autant, à titre individuel comme collectif.

Margaret Drabble signe ici un roman d’une grande profondeur, d’une érudition ahurissante, d’une intelligence rare. Un chef-d’œuvre.


Publié chez Christian Bourgeois Editeur – 2017 – 452 pages

24.8.17

Mâcher la poussière – Oscar Coop-Phane


La chance sait sourire aux audacieux, surtout s’ils ont du talent : à vingt-trois ans, un obscur garçon de café, Oscar Coop-Phane,  se lança dans l’écriture d’un roman, « Zénith-Hôtel », immédiatement récompensé du Prix de Flore 2012. Les deux livres qui suivirent se firent à leur tour remarquer et son quatrième opus ne faillit pas à ce qui est, espérons-le, en passe de devenir une règle. L’auteur aime mettre en scène des personnages en perdition, errant dans des vies qui ne ressemblent pas ou plus à celles qu’ils avaient imaginées.

Le baron Stefano en est un archétype. Lui qui a connu les espaces protégés et d’une immensité orgueilleuse ayant fait sa fortune et celle de sa famille depuis des générations, le voici désormais assigné à résidence dans un luxueux hôtel pour avoir commis l’impardonnable erreur de tuer le jeune neveu du parrain de la mafia locale venu chaparder sur ses terres. Passer du statut de notable à celui de prisonnier, même de luxe, du ciel azuréen surplombant les champs infinis d‘oliviers à la contemplation des ornementations, même dorées,  des plafonds d’un palace implique de repenser sa vie en profondeur. D’autant qu’il est exclu, à tout jamais, faute d’y laisser sa peau, de s’aventurer hors des murs où Stefano est confiné.

Fouillant les âmes et les infinis questionnements intérieurs de ses personnages, l’auteur nous entraîne dans le sillage d’un homme torturé de bien des manières. Torture de la chair qu’il tente de satisfaire sans véritable joie avec une soubrette de dix-sept ans bien décidée à tirer parti de la situation pour accélérer sa progression sociale. Tortures des regrets d’une vie où il pouvait tout quand celle qu’on lui a accordée lui permet désormais bien peu en termes de variétés. Torture que la répétition inlassable d’un cérémonial ponctué par des repas pris à la même table, accompagnés des mêmes vins, servis par le même personnel. Aussi s’est-il développé une sorte d’instinct pour détecter en un nouveau-venu la possibilité d’une rencontre prometteuse d’ouvertures comme autant de changements apportés à une routine qui tend vers l’anesthésie ou l’insupportable.

Plus le temps passe, plus Stefano se fait irascible et plus devient pressant le besoin d’une expérience forte susceptible de marquer une rupture mémorable. Ce sera le piège de la drogue savamment orchestré par un nouveau barman lui-même en pleine dérive. Même l’arrivée d’un poète célèbre transformera l’espoir  de brillantes conversations en une nouvelle illustration dérisoire de vies ratées dont le désespoir se cache mal dans la fréquentation compulsive des plus beaux palaces.

Défilent les jours, les mois et les années. Stefano vieillit et son monde se rétrécit, abandonné de ceux qui auront su profiter de lui, usé par la drogue, dévasté par un ennui et une résignation incoercibles. Au fil du temps, l’hôtel perd de son faste, témoignant à sa manière de la déchéance progressive d’un homme et du monde dont il vient. Une lente agonie sociale et politique que scrute avec talent et imagination un jeune auteur qui tient toutes ses promesses.

Publié aux Editions Grasset – 2017 – 320 pages


21.8.17

Fin de mission – Phil Klay


La guerre en Irak, Phil Klay connaît. A vingt-cinq ans, il s’engagea dans les Marines et fut envoyé là-bas où il combattit pendant un an comme officier. C’est donc en toute connaissance de cause qu’il donne la parole à douze personnages fictifs, simples Marines d’infanterie, artilleurs, officiers dans les services administratifs, aumônier ou trouffions chargés de traiter les cadavres des soldats tués en action. Douze types marqués à vie par ce qu’ils auront vu, dit ou fait au cours de missions où de longues périodes d’inaction succèdent à des engagements intenses.

Même si la justification d’un conflit, par nature, est de tuer les méchants d’en face (ce qui revient à la fin à une simple question de point de vue d’autant plus subjectif qu’il est en général associé à une intense propagande) puis de sauver sa peau, il est impossible d’en revenir indemne. Ne parlons même pas des blessés comme Jenks, grand brûlé défiguré après avoir sauté dans son blindé sur une charge explosive, à qui toute vie sociale ou affective tend à s’assimiler plus à de la spéculation qu’à une réalité que seule l’auto-dérision permet de combattre.

La force de « Fin de mission » est de mettre l’accent sur l’absurdité de tout conflit armé, même s’il est dit de basse intensité comme en Irak. Absurdité des enfants embrigadés et transformés en bombes vivantes ou en soldats naïfs aussitôt abattus par des Marines surentraînés et à l’équipement de pointe. Absurdité des morts causées principalement par les engins explosifs programmés pour sauter au passage des convois américains. Impossible de nommer ou d’abattre un coupable et vivre avec une rage que l’on déversera alors à la première occasion. Absurdité des sommes dépensées souvent en pure perte pour financer des programmes dits humanitaires mal ficelés, inadaptés et confisqués par des potentats locaux tout-puissants, prêts à tout pour s’enrichir sans vergogne. Absurdité de chercher à savoir de combien de morts chaque artilleur peut être crédité après avoir réduit un village ennemi à l’état de cendres. Un comble pour un système où la fierté est de pouvoir créditer des victimes ennemies à chaque soldat comme autant de trophées de chasse. Comment faire quand les obus sont tombés à dix kilomètres de là sans que l’on sache vraiment combien de morts ils auront fait et encore moins quel obus les aura causées. Absurdité des séances de tortures infligées, d’un côté ou de l’autre, dont l’intensité n’a d’égale que l’imagination infinie des sévices envisageables.

Alors, forcément, en fin de mission, une fois revenus du combat et au repos au camp de base ou de retour au pays, les Marines gambergent, et gravement même. Difficile de retrouver des fiancées ou des épouses qui ne les ont pas forcément attendus, lasses d’une absence qui pourrait être définitive, ne supportant plus la peur à distance et n’ayant pas l’ombre d’une idée de ce que leurs hommes ont eu à subir sur place. Difficile de ne pas sombrer dans l’alcool, la drogue ou l’insomnie comme autant de vaines échappatoires à l’indicible. Difficile encore pour certains de ne pas replonger attirés par l’excitation absolue promise au moment du combat quand sa propre vie tient du jeu vidéo, que la certitude d’avoir dézingué un méchant d’en face vous donne la force de continuer et que la survie de chacun dépend de la cohésion du groupe.

Avec talent, dans un langage crû qui rend bien compte de la mentalité militaire, Phil Klay explore dans ces douze nouvelles toutes différentes les unes des autres les irréparables blessures physiques mais surtout psychologiques dont ces survivants, civils ou militaires, ne se remettront jamais vraiment. Il signe avec ce premier livre un très beau témoignage, dur et bouleversant, de ce que font ces gars pour protéger, anonymement, les planqués de civils que nous sommes. Ceci lui valut d’ailleurs le National Book Award lors de sa parution aux USA.


Paru aux Editions Gallmeister – 2015 – 320 pages

18.8.17

Caprice de la reine – Jean Echenoz


Rassembler des récits épars réalisés au fil du temps pour le compte de revues ou de journaux n’ayant rien d’autre en commun que la contribution d’un auteur peut légitimement poser question. Une question qui se résout d’elle-même une fois que l’on aura goûté à la prose virtuose et souvent cinglante du maître de la langue qu’est Jean Echenoz.

En sept textes souvent courts, le romancier français nous donne une leçon d’écriture. Un rien, une anecdote, une simple idée devient le prétexte à rédiger un texte d’une intelligence voire d’une érudition admirables comme dans la fabuleuse description lapidaire des vingt statues de Reines de France au Jardin du Luxembourg.

Ce qui compte pour Echenoz c’est de combiner la beauté de la riche langue française, jamais galvaudée, finement ciselée sans en donner trop l’air, avec l’impertinence. Il en va ainsi du texte inaugural, Nelson, où le grand amiral qui fit tant de torts aux Français va nous apparaître en six pages magistrales comme avant tout un homme souffrant de mille maux, d’infirmités infligées par les projectiles reçus lors des innombrables batailles navales finissant par filer à l’anglaise un dîner mondain pour se transformer en jardinier soucieux du futur au long terme.

Il en est tout autant dans la plus longue nouvelle terminale « Trois sandwiches au Bourget » où l’auteur nous offre une désopilante série de promenades dans une ville sans charme, sans grand intérêt et n’offrant guère de talents culinaires. Echenoz aime déclencher le rire au détour d’une phrase ou bien achever ses récits sur une pirouette. Un savoir-faire que l’on admirera tout au long de ces sept récits qui brillent comme autant de petits bijoux travaillés avec amour, impertinence et l’immense talent qui caractérise toute l’œuvre de ce géant de la littérature française contemporaine.


Publié aux Editions de Minuit – 2014 – 125 pages